Crise de la presse romande : Et si on cessait de pleurer ?



Un "think thank" (un club de réflexion, donc) "Nouvelle presse" a été lancé en juin par le mensuel "La Cité", "dans un esprit de construction et non de lamentation", pour réfléchir sur les réponses à donner à la dégradation de la situation de la presse dans ce pays -et ce coin de pays. Réfléchir, cela s'impose, en effet : pleurer sur la situation de la presse romande en général, et genevoise en particulier, surtout si ces pleurs ne sont que larmes sauriennes, ne permet guère de relever les défis auxquels les media écrits ont à faire face, à commencer par le défi de leur indépendance, et donc de leur financement. Et donc, aussi, de leur lectorat. Parce qu'il n'y a pas cinquante sources de financement de la presse : il y a la vente au numéro et à l'abonnement, et donc le lectorat, il y a la publicité (dont les recettes ont diminué de plus de la moitié entre 2008 et 2016, et continunt de diminuer), il y a l'aide publique, c'est-à-dire l'Etat (au sens large : Confédération, cantons, communes), et il y a enfin le soutien individuel, militant, ou le soutien mécénal, de fondations et d'entreprises. Et c'est à peu près tout. Lesquelles de ces sources de financement sont à la fois suffisantes en volume pour assurer l'existence d'un titre, et suffisamment désintéressées pour n'en pas menacer l'indépendance ? On exprimera en tout cas de sérieux doutes, nourris par Tamedia, sur la capacité du "marché" de remplir ces deux conditions...

Quand le contenu de la presse romande à fort tirage sera déterminé à Zurich, on fera quoi ? On s'abonnera au "Dauphiné Libéré" ?

Depuis quand la presse est-elle libre, dans ce pays ? En gros, depuis qu'elle l'est aussi ailleurs : le professeur Alain Clavien rappelait récemment dans "Le Temps" que la Suisse n'a connu pour la première fois une certaine liberté de la presse qu'avec la Révolution (et la République) Helvétique, et l'entrée des troupes françaises, en 1798, mais que la censure gouvernementale fut ensuite rétablie et qu'il faudra attendre la révolution (et la constitution) radicale de 1848 pour que cette liberté soit à nouveau proclamée et la censure préalable interdite. La liberté de la presse n'était certes assurée qu'à l'égard du pouvoir politique (ce qui n'excluait d'ailleurs pas que des journaux fussent interdits avec les organisations qui les publiaient, ou qu'en temps de guerre la censure réapparaisse), et nullement à l'égard du pouvoir économique, mais l'engagement politique, cependant, suppléait à la faiblesse des moyens financiers : 192 journaux ouvriers (explicitement socialistes ou non) naissent en Suisse entre 1880 et 1914, et permettent au PS et aux syndicats de tripler en dix ans (1904-1914) le nombre de leurs membres. Jusqu'au début des années soixante du XXe siècle, la presse est un instrument politique affirmé. La question de sa rentabilité ne se posait alors qu'en termes radicaux et catégoriques, en termes de survie : les éditeurs de la Voix Ouvrière, de la Libera Stampa ou de la Sentinelle ne cherchaient pas à faire du bénéfice, ils diffusaient une position politique, tant qu'ils en avaient les moyens. Et quand ils ne les eurent plus, ils renoncèrent à une parution quotidienne, ou à toute parution. Parce qu'ils n'avaient pas le choix, mais aussi parce qu'ils n'attendaient pas de leurs journaux le moindre profit financier.

Certes, il y a encore beaucoup de journaux, en Suisse. Mais beaucoup de titres ne signifie pas mécaniquement beaucoup de contenus différents, d'opinions différentes, d'informations différentes. La pluralité de supports n'implique pas plus le pluralisme des contenus que la quantité de l'offre n'implique sa qualité, d'autant que désormais, on ne se contente plus de réduire les effectifs des rédactions, on dissout carrément les rubriques de titres dont on concentre les centres de décision hors de l'espace de leur lectorat. Evidemment, quand la rubrique économique genevoise de la "Tribune de Genève" est installée à Lausanne, ça fait râler ou ricaner, selon l'humeur en laquelle la nouvelle nous surprend. Mais quand la totalité des contenus de la presse romande à fort tirage sera déterminé à Zurich, on réagira comment ? En s'abonnant au "Dauphiné Libéré" comme au grand quotidien régional le plus proche de nous ?

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