Ce dont Tariq est le nom...


Tartuffe

L'"Affaire Tariq Ramadan" occupe depuis maintenant plusieurs semaines les media. Et elle est exemplaire, à la fois par les accusations portées et par la personnalité de l'accusé. Les faits sont triviaux, les actes sont minables, l'accusé est célèbre. S'il n'y avait que les faits et les actes, il n'y aurait pas d'"affaire".  Il y a deux Tariq dans le même Ramadan : il y a le gourou islamiste (serait-il d'une autre obédience religieuse que cela n'importerait guère), et il y a le dragueur pulsionnel. Il y a celui qui dit ce qu'il faut faire et penser, et celui qui pense avec ses génitoires. Ce qui se dévoile là, sous l'apparence de rapports de séduction, c'est un rapport de dépendance à l'égard du prédicateur, de l'enseignant, de la figure autoproclamée de l'"intellectuel musulman". Celui qui se dévoile sous Ramadan, c'est Tartuffe. Que ce Tartuffe là soit musulman quand celui de Molière était chrétien (ou que d'autres du même acabit professent quelque autre religion, ou philosophie, ou idéologie) ne change rien à sa tartufferie, sauf à confirmer qu'il n'est nul besoin d'être chrétien pour être jésuite : c'est d'abus de pouvoir qu'il s'agit. D'abus d'un pouvoir bien spécifique, car il se trouve que le prédicateur, l'intellectuel, le théologien en cause, a prétention à être une référence pour au moins une partie des musulmans -qui en font effectivement une référence- et leur représentant auprès d'instances sociales, culturelles, médiatiques, voire politiques, des sociétés non musulmanes. C'est cette prétention à jouer ce rôle que "l'affaire" devrait réduire à néant. Parce que cette prétention a un pré-requis, une exigence préalable : celle de la cohérence entre le dire et le faire, entre l'image que l'on veut donner et la réalité de ce que l'on est. Et si les actes aujourd'hui reprochés, même tardivement, à Tariq Ramadan se confirment, si les témoignages sur ces actes se vérifient, alors la contradiction entre ce que veut être Tariq Ramadan et ce qu'il est se révélera telle qu'elle tiendra de la forfaiture. Qui veut indiquer le bon chemin ne doit pas patauger dans la gadoue du fossé : cela vaut pour Tariq Ramadan comme cela valait pour Dominique Strauss-Kahn et comme cela vaut pour un Thierry Marchal-Beck, ancien président du mouvement de la Jeunesse Socialiste française.


Du vieux slogan "ni Dieu, ni Maître", c'est le "ni Maître" qui importe le plus.


L'Affaire Weinstein a ouvert les vannes des témoignages de femmes victimes de prédation sexuelle, de la part d'hommes puissants -que cette puissance soit celle de l'argent, du pouvoir politique, du pouvoir social, voire du charisme ou du prestige (les actrices suédoises qui dénoncent le "culte du génie" offrant l'impunité aux prédateurs auréolés de la valeur artistique de leur création dissipent elles aussi un voile de silence). Ces témoignages, le mouvement qu'ils suscitent, renversent le vieux rapport des forces entre le prédateur sexuel et la proie -mais il faudra tout de même plus de temps et plus d'efforts que le temps d'un scandale médiatique (suscité par la notoriété des accusatrices autant que par celle de l'accusé) et les efforts de solidarité immédiate avec les victimes pour que ce renversement se traduise en un véritable changement social, pour qu'on n'accorde plus présomption de vérité à une parole parce qu'elle est celle du plus fort, et qu'on tienne pour nécessaire que les hommes, tous les hommes (même nous, qui sommes assurément du côté du bien et du juste) assument leurs actes, tous leurs actes, sur les femmes -ou leur silence complice sur les  actes d'autres hommes (forcément d'autres que nous...). Il n'est d'ailleurs besoin pour se convaincre de l'ampleur du chemin encore à faire et du travail encore à accomplir que de prendre connaissance des messages de solidarité produits avec Tariq Ramadan -même lorsqu'ils sont défensifs, même lorsqu'ils émanent de groupes marginaux ou de personnes sans crédibilité, ils sont exemplaires : ainsi de la pitoyable réaction du porte-parole de l'"Association culturelle des musulmans de Neuchâtel" qui assure qu'"un intellectuel de (l') envergure (de Tariq Ramadan) ne peut pas être coupable de ce dont on l'accuse", ou celle de la "Ligue des musulmans de Suisse", qui dénonce la "calomnie dirigée contre le professeur Tariq Ramadan et son "harcèlement par certains médias ne tenant aucun compte de la présomption d'innocence et des principes les plus fondamentaux de l'éthique journalistique", dont on est surpris d'apprendre ainsi que les Frères Musulmans sont les vérificateurs. Et la Ligue d'apporter"son plein soutien au professeur Tariq Ramadan" et d'annoncer qu'un comité de soutien va être formé  composé de femmes et d'hommes "libres" pour le soutenir, "briser le mur du silence et condamner la diffamation médiatique". De la pure novlangue orwélienne.

Dans les rapports entre hommes et femmes, ce qu'on pensait invariant (la domination des femmes par les hommes, l'acceptation de cette domination par les femmes, sa justification par les hommes) n'est plus immuable : "Les choses vont changer parce que les conditions de pensée ont changé", assurait peu avant sa mort l'anthropologue Françoise Héritier, qui plaidait pour que ce qui avait été lancé comme un combat féministe devienne un combat humaniste. Admettons-en l'augure : dans la société (dans la nôtre, du moins), les "conditions de pensée" sont en effet en train de changer, et les institutions sociales (et politiques) finiront bien par en prendre acte et agir en conséquence.  La socialisation des hommes peut changer, mais que faire de ce qui clapote dans la tête et le bas-ventre des gourous prédateurs ? A défaut de pouvoir en transmuter la gadoue, faisons au moins en sorte que ceux qui y pataugent ne puissent plus compter sur la docilité de celles qu'ils convoitent, ni sur leur silence après qu'ils en ont abusé : ici, du vieux slogan "ni Dieu, ni Maître", c'est le "ni Maître" qui importe le plus.

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