Pauvreté : le retour des classes dangereuses ?



Salauds de pauvres

Au XIXe siècle, on prit coutume de désigner les "classes laborieuses" comme des "classes dangereuses". Et de fait, elles l'étaient : quelques révolutions, de plus nombreuses insurrections, d'innombrables émeutes l'attestèrent. Et puis, le qualificatif s'estompa, au fur et à mesure de la construction de ce qui deviendra l'Etat social. Mais aujourd'hui, le fantôme des classes dangereuses revient hanter les nuits des classes prospères : les pauvres sont de retour. Sans doute, ici, aujourd'hui, ne meurent-ils plus de faim. Mais on les revoit dans les rues. D'où l'on s'épuise à les vouloir chasser. Et puis, derrière les pauvres, et bien plus nombreux qu'eux, il y a les modestes, les gens de peu, ceux qu'écouta et transcrivit Pierre Bourdieu dans "La Misère du Monde". Ceux là, on ne les chasse pas. Tout au plus les contient-on dans leur modestie. Désormais, il y a les pauvres qu'on chasse et les pauvres qu'on méprise.


Le pauvre fait tache, et montre les trous du filet social.


La pauvreté, donc. Celle dont on a peur, et celle dont on a mépris. Il y a certes une pauvreté volontaire, assumée, revendiquée, proclamée : celle de l'ascète, celle de Diogène. Celle du refus de l'aliénation laborieuse et marchande. Celle du refus de la norme sociale. Cette pauvreté là, celle du mendiant, est celle des mauvais pauvres. Celle qu'on craint. Parce qu'on en craint l'exemple. Parce qu'elle est subversive. Et donc, on va tenter de s'en protéger, de s'en éloigner ou de l'éloigner.  Et puis, il y a l'autre pauvreté, l'extrême modestie ou la gêne qui menace constamment d'y amener. Celle qu'on subit sans l'avoir choisie. Celle des petites gens. Celle qui n'est un exemple pour personne. Celle-là, on ne la chassera pas, mais dès qu'on le pourra, on lui fera lourdement sentir le mépris en laquelle on la tient.

Face à ces deux pauvretés, la société des inclus commence toujours par dresser des barrières, ou en tout cas des frontières. Il y a eux, et il y a nous. Et si on ne peut pas, dans nos sociétés, installer un fossé infranchissable entre eux et nous, on peut tout de même imposer une distance. Cela peut se faire de deux manières : celle dont on use avec les mendiants et celle dont on use avec les nécessiteux. Deux manières, déployées sous le couvert de discours qui ont en commun une solide bonne conscience, de solides justifications théoriques et morales. Aux pauvres dangereux, on opposera la "valeur travail". Et on leur enverra la police. Aux pauvres méprisés on opposera le refus de l'"assistanat". Et on réduira les aides, les allocations, les subventions, au prétexte qu'elles encourageraient la paresse "naturelle" des uns, et affaibliraient l'incitation vertueuse faites aux autres de "faire eux-mêmes l'effort de s'en sortir". Comme si les milliers (rien qu'à Genève) de personnes passant de l'emploi précaire (intérimaire, sur appel, faussement indépendant. au noir...) au chômage et du chômage à l'aide sociale en attendant de retrouver un emploi encore plus précaire, avaient tous choisi ce cercle vicieux comme projet de vie.

En voulez-vous un exemple ? Le voici : La droite, accidentellement majoritaire au Conseil municipal de la Ville de Genève quand elle se coagule avec l'extrême-droite, a voulu imposer que l'allocation de rentrée scolaire dont les familles modestes (celles qui reçoivent des subsides pour l'assurance-maladie) peuvent bénéficier, ne leur soit versée que sous forme de bons à faire valoir dans des commerces genevois. Parce que les bénéficiaires, des gens de peu, quand ils la reçoivent sous forme d'argent, ils ne la dépensent pas pour leurs enfants, ils la boivent (on caricature à peine l'argumentaire...). Elle en avait décidé ainsi sans prendre la peine de faire étudier son projet en commission, et d'en vérifier la faisabilité. Résultat : la commission fédérale de la concurrence (Comco) a mis en garde la Ville contre l'irrespect de la loi qui garantit le libre accès au marché de toute la Suisse -or des bons qui ne seraient valables que dans les commerces genevois, et encore pas tous, contreviennent évidemment à ce principe. Que le système des bons soit méprisant à l'égard de ses ayant-droit, qu'il coûterait plus cher à mettre en place que ce que coûte l'allocation elle-même, n'est pas un problème pour la Comco : elle n'est pas là pour remettre de l'éthique sociale dans la politique sociale, elle est là pour sauvegarder la libre-concurrence et l'ouverture des marchés. Mais peu importe : son avis a cette utilité de  confirmer qu'une imbécilité discriminatoire et stigmatisante peut, en plus, être une absurdité illégale.

C'est un Conseiller administratif radical (le PLR n'existait pas encore), Guy-Olivier Segond, qui avait supprimé les "épiceries municipales" qui distribuaient de la nourriture aux plus pauvres, pour les remplacer par une allocation versée en argent, pour passer de la charité à l'aide sociale. Ce que la droite et l'extrême-droite municipales genevoises voulaient (et veulent encore) faire en remplaçant une allocation versée en argent par des bons, c'est le pas exactement inverse. Un pas en arrière. Avant d'autres, pour en revenir à l'aumône. Parce que le pauvre fait tache, et qu'il montre à la Cité les trous de son filet social.

Salaud de pauvre !

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