Reconnaissance de religions par l'Etat : Peser Dieu dans les urnes ?


Il n'y a que deux cantons suisses, Genève et Neuchâtel, qui se réclament de la laïcité, au sens donné à ce concept dans la tradition française : la séparation des églises et de l'Etat, ou, un peu plus largement dit, des organisations religieuses et des instituions politiques. Reste à savoir ce que ces institutions font, sur le terrain, de cette référence. A Neuchâtel, le Conseil d'Etat a soumis au Grand Conseil un projet qui part certes d'un principe au coeur de la laïcité, l'égalité des religions et de leurs organisations... mais partir d'un principe ne garantit pas qu'on lui reste fidèle ensuite : ainsi le projet neuchâtelois aboutit-il à celui d'une reconnaissance par l'Etat (ce qui en soi est contradictoire de la laïcité) de certaines religions mais pas de toutes : outre celles déjà reconnues (le catholicisme romain, le catholicisme chrétien et le protestantisme traditionnel), quelques autres pourraient l'être : le protestantisme évangélique, l'islam, le judaïsme, le bouddhisme... mais devraient pour cela, répondre à des critères posés par l'Etat, et passer par l'épreuve d'une ratification parlementaire, voire d'une onction populaire, dans les urnes. Or sauf à n'être que funéraires, les urnes sont l'un des pires instruments possibles d'une séparation réelle des religions et des institutions politiques. Ne serait-ce que parce qu'elles sont utilisées pour sélectionner d'entre les premières celles qui seront reconnues par les secondes, alors qu'il ne devrait, en laïcité, n'être nullement question d'une telle reconnaissance étatique... D'ailleurs, comment un croyant pourrait-il accepter que Dieu puisse être pesé dans les urnes comme un vulgaire projet d'aménagement routier ?

Mais relisez le dictionnaire philosophique de Voltaire, bon sang !

Le Grand Conseil neuchâtelois a commencé hier à débattre du projet que lui présente le gouvernement cantonal, d'une laïcité "inclusive" étendant à d'autres religions que les trois chrétiennes traditionnelles la possibilité d'une reconnaissance officielle, en elle-même déjà contradictoire de la laïcité dont pourtant Neuchâtel, comme Genève, se réclame. En échange de leur reconnaissance par l'Etat, conditionnée par leur allégeance explicite à la loi, la constitution et aux libertés fondamentales, les organisations représentatives des religions reconnues obtiendraient quelques avantages notables : l'exonération fiscale, la possibilité de recevoir le produit de l'impôt "ecclésiastique", l'aumônerie, l'utilisation de locaux scolaires pour l'enseignement religieux...

Le gouvernement neuchâtelois évoque, comme justification de son projet, la promotion de la "paix religieuse" et d'une "laïcité inclusive", "non passive". Mais il faut savoir ce qu'on veut et ce que l'on prêche : si c'est la laïcité, fût-elle "inclusive" et "non passive", l'Etat n'a pas plus y à reconnaître des religions que des religions n'ont à légitimer l'Etat... Et si on pose la religion comme une affaire privée, on ne voit pas comment justifier que sa reconnaissance soit l'objet d'un vote -les précédents dans ce domaine sont d'ailleurs assez calamiteux pour être exemplaires, de l'interdiction de l'abattage rituel à l'interdiction des minarets, de l'antijudaïsme à l'islamophobie.

Et il n'y a pas qu'à Neuchâtel qu'on erre : dans le canton de Vaud aussi. Les "évangéliques" vaudois (des protestants fondamentalistes) voulaient être reconnus comme une communauté religieuse au même titre que les églises traditionnelles ou la communauté juive -mais ils ils ont de la peine à en accepter les conditions, et refusent de signer une déclaration prohibant (comme la constitution cantonale) la discrimination fondée sur l'orientation sexuelles. Or les "évangéliques" sont homophobes. Et n'entendent pas du tout renoncer à l'être. Et demandent donc à la commission consultative qui préavise sur les reconnaissances des communautés religieuses de ne pas faire du refus de la discrimination  l'encontre des homosexuels un motif de non-reconnaissance. Ils ont même un argument imparable : l'église catholique est reconnue par l'Etat (le canton de Vaud, en effet, n'applique pas le principe de la séparation des églises et de l'Etat, contrairement à Genève). Or elle discrimine ouvertement les femmes, en leur refusant l'accès à la prêtrise. Réponse du théologien Pierre Gisel, membre de la commission consultative : nous n'intervenons pas dans le religieux et dans l'organisation interne des communautés religieuses. Ouais, mais alors pourquoi autoriser les catholiques à discriminer les femmes et pas les évangéliques à discriminer les homosexuels ? Euh... Finalement, ils seront certainement reconnus, les évangéliques vaudois. Et on n'en fera pas un plat, de leur homophobie. Pas plus que de la misogynie de l'église catholique (ou des musulmans intégristes, ou des juifs orthodoxes). Et quand une "communauté religieuse" ouvertement raciste demandera à être reconnue, on dira quoi ? Reconnaissons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ? Ou "les autres, oui, mais pas celle-là, elle va trop loin". Ou elle dit trop clairement ce que les autres noient dans quelque fatras métaphysique à prétention "spirituelle"... ?

Mais relisez le dictionnaire philosophique de Voltaire, bon sang ! Qu'est-ce qu'une religion, sinon une philosophie ? Mettre un dieu dans une philosophie n'en fait pas autre chose qu'une philosophie... Ne serait-il pas temps de laisser les religions à leur place, et de ne pas leur faire l'honneur ou leur infliger l'indignité d'une reconnaissance officielle, quand elles ne méritent ni l'un, ni l'autre ?

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