"Charlie" et le Djihad, trois ans après : Résilience ou résignation ?


Il y a trois ans, le 7 janvier 2015, la rédaction de "Charlie Hendo" était massacrée par un commando de djihadistes. Des millions de personnes, dans le monde entier, avaient proclamé alors "Je suis Charlie". Qu'en reste-t-il ? On aura l'occasion de revenir sur la question de la liberté d'expression, et sur celle du droit au "blasphème", liberté et droit que, comme Charlie", nous posons comme sans limite ni exception. Reste la question du terrorisme djihadiste, qui n'a pas cessé, et de ses effets : "Les djihadistes ont clairement échoué dans leur projet de mobiliser les musulmans derrière eux", constatait, optimiste, en novembre 2016 l'islamologue Gilles Kepel, après de nouveaux attentats commis en France, "réussis du point de vue de Daech" (un couple de policiers poignardés en juin, 86 personnes écrasées par un camion à Nice et juillet, et le même mois un prêtre catholique égorgé) : économie de moyens, énorme effet médiatique. Malgré tout, poursuivait Kepel, "la société française s'est montrée extraordinairement résiliente", malgré les efforts de l'extrême-droite islamophobe et identitaire, façon "Riposte Laïque". Résiliente, ou résignée ? L'antisémitisme reprend du poil de la bête en même temps que l'avers de la même fausse monnaie, l'islamophobie, le complotisme fleurit et le directeur de "Charlie", Riss, demande s'il est "normal pour un journal d'un pays démocratique que plus d'un exemplaire sur deux vendus en kiosque finance la sécurité des locaux et des journalistes qui y travaillent"...

L'ardente obligation de continuer à rire de tout, même, ou surtout, de ceux qui tuent et de ce au nom de quoi ils tuent


"Une grande doctrine révèle ses lignes de moindre résistance aux perversions même qu'elle permet; on n'a jamais que la caricature qu'on mérite : à chacun ses monstres" , écrivit le très chrétien Paul Ricoeur. Admettons le qualificatif de "grande" pour celles que nous côtoyons ou avons côtoyées, avec leurs perversions : au catholicisme, son inquisition, à l'islam, ses djihadistes. Et au communisme, ses Khmers Rouges.

Tuer un homme, ce n'est pas tuer une idée, c'est seulement tuer un homme, assénait Sébastien Castellion à Jean Calvin, qui venait de faire tuer Michel Servet. Au demeurant, la voie proposée par des groupes comme l’Etat Islamique a le mérite d’une radicale simplicité : la destruction rapide de soi et des autres, comme panacée à toutes les frustrations, toutes les incompétences, toutes les attentes et tous les désespoirs. Pour tuer comme tuent les djihadistes où comme tuaient les nazis, il faut que ceux que l'on tue ne soient plus que "ce" que l'on tue. "Ce", pas "ceux" : plus des personnes humaines, mais des personnifications de ce que l'on a décidé de haïr. En retour de quoi l'on nous somme de procéder au même exercice : chaque musulman est l'islam. Et comme les djihadistes massacrent au nom de l'islam, chaque musulman personnifie ce au nom de quoi les djihadistes massacrent : guerre des civilisations, menées par des abstractions contre d'autres abstractions. A quoi l'on présente comme une alternative un "dialogue des civilisations" qui n'est de cette guerre que la version détoxiquée. Nous, nous ne dialoguons pas avec une "civilisation", nous ne pouvons dialoguer qu'avec des personnes. Ce qui suppose, soit dit en passant, qu'elles soient elles aussi prêtes à  dialoguer avec nous.

Après le carnage de "Charlie", Robert Badinter, évoquant les assassins, écrivait qu'ils "trahissent l'idéal religieux dont ils se réclament". Vraiment ? Se réclament-ils d'un "idéal religieux" pacifique et irénique d'amour, de fraternité ? Non : ils se réclament d'un "idéal religieux" purificateur, d'élimination de ceux qui ne le partagent pas...
Pourtant, l'exégète syrien Muhammad Shahrour assure que "l'appel à la violence ne tire pas son origine du Coran" mais uniquement de son interprétation devenue tradition, laquelle est quasiment devenue "une nouvelle religion" quand on lui a donné "une dimension sacrée (alors) qu'elle n'est qu'humaine" -et qu'au surplus, elle est instrumentalisée par les pouvoirs politiques arabes tirant leur légitimité de la religion, désignant leurs adversaires comme des ennemis de Dieu et leurs opposants contre des mécréants."Le salafisme, comme le mouvement des Frères Musulmans, a assis son pouvoir sur l'ignorance des peuples. (...) le terrorisme est issu de l'ignorance sacrée".  Ce qui n'est qu'une autre manière d'admettre qu'il est tiré de la religion : "Ignorance sacrée", n'étant pas, après tout, une mauvaise définition de toute religion..,

Contrairement aux "terroristes classiques" (anarchistes, communistes, nationalistes), les djihadistes ne cherchent plus désormais à atteindre des cibles déterminées, comme l'était pourtant encore "Charlie", mais à tuer le plus de monde possible, par n'importe quel moyen -et si possible le moyen le moins sophistiqué possible. Il ne s'agit que de tuer, non de réaliser quelque projet politique que ce soit : Daech prétend être un "Etat", mais les massacres qu'il commet disqualifient sa prétention à avoir un projet politique. En revanche, ils qualifient sa prétention à être une menace, et même une menace imparable, tant qu'il se trouve des hommes et des femmes disposés à la mettre à exécution en s'y abandonnant eux-mêmes et elles-mêmes, et en y mourant après avoir fait le plus grand nombre possible de victimes. Cette prétention à être une menace se réalise par les actes commis, et donc par la publicité faite autour, par leur médiatisation : il faut faire peur, et pour faire peur, il faut faire savoir universellement ce qu'on est capable de faire. Les media sont ici l'arme essentielle, non seulement quand ils rendent compte, en boucle, des jours durant, des massacres commis, mais quand ils ajoutent à cette submersion de l'opinion publique par les images des massacres, la publicité faite à leurs auteurs et à leurs commanditaires : chaque biographie, chaque photo, chaque exposé du parcours du djihadiste kamikaze produit d'autres djihadistes kamikazes. Cela terrifie et cela recrute. Double victoire. A laquelle on répondra par une "ardente obligation" : celle de s'autoriser à rire de tout, même, ou surtout, de ce au nom de quoi tuent ceux qui tuent ceux qui rient.

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