Projet de loi sur la "laïcité à la genevoise" : Vivement l'indifférence !


Le Grand Conseil de la République (et un peu canton) de Genève a accepté, à une large majorité, d'entrer en matière sur un projet de loi sur la laïcité, supposé concrétiser et préciser un principe posé depuis 2012 dans la constitution cantonale (et un peu républicaine) genevoise -le principe de laïcité, précisément. Le débat se poursuit, et devrait se clore en avril, mais indépendamment du contenu du projet porté par Pierre Maudet, c'est son utilité qui est contestable -et a d'ailleurs été contestée par un petit tiers du parlement (le PS, l'UDC et "Ensemble à Gauche"), se satisfaisant de la norme constitutionnelle et estimant qu'une "loi sur les religions" était en soi contradictoire du principe de laïcité -conviction que nous partageons et qui se résume simplement ainsi : Une république laïque n'a pas plus à s'immiscer dans les pratiques religieuses (et les signes de ces pratiques) que celles-ci (et ceux-ci) n'ont à s'imposer à  celles et ceux qui n'en veulent pas. Aux religions, la République laïque ne devrait avoir à opposer que son absolue indifférence...

Si la laïcité a un sens, c'est celui de l'égalité

A quoi rime, au-delà des querelles d'égos, la polémique qui a durement opposé "Charlie Hebdo" et Mediapart, le premier accusant le second de complaisance avec ses assassins, et le second de complicité avec l'islamophobie ? Dans "Le Temps" du 9 décembre, le chroniqueur Gauthier Ambrus essayait "de se convaincre qu'il y , cachés là derrière, des enjeux sérieux : laïcité vs multiculturalisme, limites de la liberté d'expression, etc...", et que ce conflit mettait "à nu les divisions qui caractérisent aujourd'hui la gauche progressiste, voire ses contradictions, ou ses régressions, à moins que ce soit ses impasses". Il y a de cela, bien sûr, dans le débat, tournant souvent à la polémique, qui oppose (pour rependre des références françaises) la "gauche Charlie" et son athéisme ricanant, la "gauche Mediapart" et son complexe de culpabilité post-coloniale, et la "gauche Marianne" et ses nostalgies de la IIIe République. Y'a-t-il de cela aussi dans le débat genevois sur la laïcité ? Le philosophe Henri Pena-Ruiz insiste sur l'égalité comme objectif essentiel de la laïcité "La laïcité promeut en même temps trois principes : la liberté de conscience, l'égalité des droits entre croyants et athées, et le fait que l'Etat se consacre au seul intérêt général. (...) Etre laïque, c'est refuser tout privilège, aussi bien à  l'athéisme qu'aux religions, ainsi traités à  égalité". De ce point de vue, les régimes politiques officiellement athées ne sont pas plus laïques que ceux qui proclament une religion d'Etat, ou reconnaissent certaines religions mais pas d'autres, ou invoquent l'"Etre Suprême" (comme le fit en une fête célèbre un Robespierre convaincu que l'athéisme est un crime d'aristocrates) ou se proclament eux-memes athées, comme le régime stalinien albanais d'Enver Hodja, qui avait même ouvert un "musée de l'athéisme" dans lequel on s'est toujours demandé, faute d'avoir pu le visiter, ce qu'on pouvait bien exposer : ce régime stalinien et officiellement athée était encore moins laïc que le régime grec voisin qui proclamait le christianisme orthodoxe religion d'Etat...

Pour le Conseiller d'Etat Pierre Maudet, la loi cantonale sur la laïcité, qu'il défend, "servira de pare-feu". Mais de "pare-feu" à quoi, à quel feu ? "La laïcité ne doit pas être un but en soi mais un instrument pour construire la paix sociale", déclare le professeur (à la fac de théologie) Michel Grandjean, qui poursuit : "elle (la laïcité) n'implique pas un divorce total entre l'Etat et la religion, mais demande un dialogue constructif entre les deux". Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? On se le demande... l'Etat est un appareil politique, la religion est une philosophie, comment un appareil peut-il dialoguer avec une philosophie ? l'Etat peut dialoguer avec une Eglise (ou toutes les églises), parce qu'on est là entre appareils et qu'un appareil dialogue avec un autre appareil, le christianisme peut dialoguer avec l'islam, parce qu'on est là dans un dialogue entre religions, ou avec l'athéisme, parce qu'on est là dans un dialogue entre philosophies, mais appareils et philosophies sont de deux ordres totalement différents... Et quand, dans la grande tradition du combat laïque dans les pays chrétiens, on ne fait toujours référence qu'aux Eglises (c'est-à-dire à des institutions), on ne dit rien de l'attitude à adopter à l'égard des religions sans églises.

Qu'est-ce qu'une religion, sinon une philosophie farcie de divinités ? Mérite-t-elle pour cela d'être placée au-dessus, à côté, ou en-dessous, des philosophies, et de faire l'objet d'une loi spécifique ? Si la laïcité a un sens, c'est celui de l'absolue égalité de traitement à la fois des religions et des (autres) philosophies, et des religions entre elles. Ce combat là  n'est pas terminé. Même à  Genève, il faudra attendre le début du XXe siècle pour que s'instaure une égalité entre protestants et catholiques, alors que les seconds sont devenus, par l'immigration suisse (valaisanne, fribourgeoise, jurassienne, tessinoise...) et étrangère (française, italienne), majoritaires dès 1860. Ici, ce sont les catholiques qui furent les grands gagnants de la laïcité, comme modèle politique où les règles de droit s'appliquent indifféremment aux croyants de toutes les religions, et aux incroyants. Si à  Genève ce furent essentiellement les catholiques qui bénéficièrent de la laïcité, en France, ce furent les protestants et les juifs -deux minorités religieuses qui avaient en commun l'expérience de la diaspora (comme celle des huguenots vers Genève) et de la confrontation avec un pouvoir (et des populations) leur étant violemment hostile : au fond, la Saint-Barthélémy ou le massacre des catholiques irlandais par les Puritains de Cromwell ne furent que des pogroms (ou des djihads) orchestrés par des chrétiens contre d'autres chrétiens...





Commentaires

Articles les plus consultés