Cours, camarade, '68 est derrière-toi



Cinquante ans après... Cours, camarade, '68 est derrière-toi

On avait 16 ans en 1968. On s'était fait virer l'année précédente de l'école obligatoire, et on avait commencé, mélancoliquement, un apprentissage de commerce. Et vint le printemps. De ce que ce printemps a pu réveiller en nous (on dit "réveillé" puisque ça y était déjà, présent comme un héritage familial) c'est une volonté d'agir sans certitude du chemin à prendre pour agir. Donc, on commémore. Pour analyser, ou pour embaumer ? "N'est-ce pas une manière efficace de neutraliser les luttes que d'en célébrer le folklore, et de faire spectacle du Quartier Latin avec ses barricaces en noir et blanc ?", s'interroge Yannick Haenel dans Le Monde des Livres" ? Cours, camarade, Mai '68 est derrière-toi !




Tout peut servir à subvertir, et on peut tout subvertir. A commencer par soi-même. Tant qu'on en est encore capable.



Ce qui frappe, cinquante ans après Mai68, c'est la profonde incompréhension de l'épisode dans le temps où il se déroulait. Tous les grands intellectuels français de l'époque, à quelques rares exceptions près, ont fait montre d'une profonde cécité face à ce qui se passait sous le yeux. Les marxistes et les organisations marxistes d'extrême-gauche, toutes chapelles (trotskystes, maoïstes orthodoxes, "maos spontex") confondues, sauf sans doute les "marxistes tendance Groucho", ont été les plus malcomprenants de cette cohorte d'aveugles : les seuls à avoir compris quelque chose au mouvement de mai, à ce qui l'avait précédé et annoncé, et à ce qu'il allait avoir pour conséquences, étaient en marge (comme les situationnistes) ou (comme Foucault, Barthes) hors de la référence dominante au marxisme. Et en France comme en Suisse, les organisations politiques traditionnelles de la gauche ouvriériste furent immédiatement larguées par un mouvement qu'elles n'avaient pas pressenti, qu'elles ne comprenaient pas -et qui, à terme, renverra le parti communiste français et son petit frère local (le Parti du Travail) à leur obsolescence intellectuelle et politique -d'autant qu'après le mai parisien leur tomba sur la tête l'août praguois... Le PS s'en sortit bien mieux, en étant capable de récupérer, au moins rhétoriquement, que les fragrances de l'"esprit de mai"...

Il y a cependant aujourd'hui une critique de gauche de Mai 68, assez pertinente, portée par des gens comme Régis Debray. Assez pertinente, parce qu'elle admet (pour le réprouver) ce qui eût été perçu à l'époque comme une invraisemblance injurieuse par la gauche qui courait après Mai pour ne pas en être totalement larguée (et par celle qui aujourd'hui rêve d'une "convergence des luttes comme il y a cinquante ans, en faisant mine de ne pas voir ni comprendre que le printemps 2018 est dominé par la défense des acquits quand celui d'il y a un demi-siècle par leur remise en cause généralisée) : Mai 68 fut une révolution libérale. Bien sûr, pas "libérale" au sens étroit du libéralisme économique, mais profondément libérale, au sens large du libéralisme social et culturel. "Libérale-libertaire", si l'on aime les chimères et qu'on oublie (ou qu'on ignore volontairement) que ce qui distingue le libéral du libertaire (pour autant qu'il soit socialiste) est la critique radicale de la propriété privée formulée par le second, et évidemment plus qu'étrangère au premier, pour qui elle tient d'un crime.



Et puis, il y avait cette fameuse "libération sexuelle". Hautement proclamée, mais réalisée à sens souvent unique, et masculin. Ainsi est-on passés de la revendication du droit à faire l'amour à la proclamation de l'obligation de baiser et de se faire baiser. Avec cette adresse au moins implicite du mâle "libéré" aux femmes qu'il convoite : si tu te refuses à moi, c'est que tu n'est pas libérée. Le désir féminin restait l'impensé de la libération sexuelle des hommes, et le "jouir sans entrave" finissait par se résumer à l'affirmation du droit du plus fort à jouir des autres -même des enfants, et, toujours, des femmes sans leur consentement -la fameuse scène de sodomie dans "Le dernier tango à Paris" restant emblématique : ce fut, en réalité, le viol réel et filmé de Maria Schneider par Marlon Brando sous la caméra de Bertolucci... Certes, de belles photos du mai parisien exaltent de belles filles brandissant de beaux drapeaux noirs (ou rouges), mais sur les épaules des mecs. Et hors du champ de la photo, dans les assemblées, dans les groupes "gauchistes", ce sont les hommes qui parlent et personnalisent le groupe. Et, en bons mâles alphas, mènent la guéguerre entre les groupes concurrents. On peut douter que Mai68 fût une révolution, mais a supposer qu'elle le fût, ce serait comme une révolution d'hommes menées par des hommes pour des hommes.

Et cinquante ans plus tard ? Dans "Le Courrier" du 27 mars, Mélinda Tschanz, secrétaire romande d'Attac militante de SolidaritéS dans le canton de Vaud, décrit : "Dans les milieux de la gauche radicale, on a l'habitude que les hommes se mettent en avant dans des rôles de représentation. Il y a une division interne des tâches, contre laquelle nous devons lutter constamment". Les réflexes, les stéréotypes, les rôles, résistent. Et au Grand Conseil vaudois, le groupe "Ensemble à Gauche" ressemble au groupe UDC du Conseil municipal genevois : totalement masculin.



Quant aux conséquences politiques du printemps 68 en France, si l'on réduit le politique aux institutions et aux rapports de forces dans les institutions, elles sont claire, nettes, et simples : le grand vainqueur politique de Mai 68 ne s'appelle pas Daniel Cohn-Bendit, pourtant "liberal-libertaire" emblématique, mais Georges Pompidou : il sut contenir ce qui semblait être une insurrection, dissocier les ouvriers des étudiants, donner aux premiers, qui furent six millions à se mettre en grève, ce que pour eux les syndicats réclamaient (et ils ne réclamaient pas le pouvoir, ni les soviets), "tenir la baraque" à la place d'un De Gaulle dépassé (Mitterrand, Mendès-France, Waldeck-Rochet ne l'étaient d'ailleurs pas moins) et une fois l'assemblée nationale dissoute par le vieux chef requinqué par son grognard grognon (Massu), remporter dans les urnes une victoire si écrasante qu'elle accoucha du parlement le plus droitier depuis la Chambre Bleu Horizon sorties des tranchées de 14-18.



Que retenir alors de Mai 1968 ? Sans doute surtout l'identité de la contestation culturelle et de la contestation politique -de la contestation des formes et du fond des actes culturels et politiques, des créations et de représentations culturelles, de la transmission du patrimoine culturel et de la mémoire historique, du rapport entre les créateurs, les acteurs et les spectateurs, et de toutes les relations de pouvoir -bref, de tout ce qui, sans changement radical depuis un siècle constituait "la culture", malgré les subversions dada et surréalistes -dont le Mai français est de toute évidence l'héritier lorsqu'il proclame "l'imagination au pouvoir" et qu'il renvoie toutes les avant-gardes le précédant (sauf, précisément, les surréalistes) dans les poubelles de l'histoire.
Ce n'est évidemment pas de n'importe quelle culture dont il s'agit dans cette identité proclamée de la culture et de la politique C'est un choix à faire entre un contenu culturel qui conforte les normes sociales et politiques, et un contenu qui les subvertit, mais qu'on peut parfaitement trouver dans des œuvres du passé, des œuvres de femmes et d'hommes dont il ne viendrait à l'idée de personne de dire qu'ils étaient de gauche : on peut subvertir l'ordre existant avec du Claudel -même pas Camille, du Paul... Tout peut servir à subvertir, et on peut tout subvertir. A commencer par soi-même.
Tant qu'on en est encore capable.

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