Le projet de nouveau Musée d'Art et d'Histoire de Genève : Tout est possible. Ou presque.


La commission d'experts chargée par le Conseil administratif de Genève de présenter un projet culturel pour le futur "nouveau Musée d'Art et d'Histoire" (et qui assumera toujours un rôle de "suivi du projet") a rendu son rapport final. Le projet qu'elle propose ("un campus muséal au coeur de la cité") a été avalisé par le Conseil administratif, et c'est donc sur cette base que les propositions précises (et les demandes de crédits) seront présentées au Conseil municipal (un proposition de crédit de "pré-étude" lui sera présentée à la rentrée).  Créer un "campus muséal au coeur de la cité" à partir du bâtiment historique (Charles Galland), rénové et augmenté du bâtiment de l'HEAD et d'excavations sous la butte de l'Observatoire, sous le MAH et sous les Casemates, rassembler toutes les activités du musée dans le même périmètre, renforcer le rôle scientifique du musée, le doter de crédits d'acquisition suffisants, inventer "un usage novateur des collections" : le projet, tel qu'il nous a été présenté, n'est certes pas révolutionnaire (on ne l'attendait pas, et on ne l'avait pas demandé, de la commission d'experts), mais il est séduisant. Pour la raison qu'il n'exclut rien et permet tout. Et accessoirement qu'il nous donne raison de nous être opposés au précédent projet, contenant sans contenu. Il faudra cependant, pour le réaliser sans le réduire a posteriori à un bel exercice intellectuel, tenir compte de deux données d'évidence, et d'un impératif non moins évident. Les deux données sont d'abord que si le MAH est un musée municipal, la Ville de Genève n'est pas tout Genève à elle seule, et ensuite que si le MAH est le musée central (et dont le projet de la commission d'expert veut renforcer la centralité) de Genève, il n'en est ni le seul musée, ni le seul musée public. Et l'impératif est de ne rien faire sans, et surtout contre, le personnel.

Le rapport est téléchargeable sur http://www.ville-geneve.ch/fileadmin/public/Departement_3/Rapports/rapport-mah-180621-ville-geneve.pdf

Un musée est producteur autant que diffuseur d'idéologie

Sami Kanaan : "Il fallait prendre du recul et poser un regard neuf sur le musée", après le coup d'arrêt donné en février 2016, par le peuple communal au projet Nouvel de rénovation et d'extension du Musée d'Art et d'Histoire. Recul pris, commission d'experts nommée, rapport rendu, l'exercice a été salutaire. Comme le profère le lieu commun récurrent de tous les discours politiques, on peut maintenant "aller de l'avant". Mais aller où ? Les deux co-présidents de la commission d''experts, Jacques Hainard et Roger Mayou, promettent un musées dont les visiteurs seront "enthousiasmés, fascinés, l'esprit en ébullition, mais aussi, pourquoi pas, déconcertés, interpellés, voire bousculés". Acceptons en l'augure -mais avec prudence : le parcours est encore long avant que le nouveau MAH s'ouvre, et à chaque étape de ce parcours, les rabots seront sortis pour tout faire que de la promesse initiale ne reste plus guère que ce qui gênera le moins. Le concours pour une nouvelle direction du MAH sera lancé en septembre, et elle devrait entrer en fonction début 2020 (ou quelques mois avant). On va donc désigner la direction du musée après avoir déterminé le projet muséal, Certains s'en inquiètent, ou le déplorent ? C'est pourtant logique. C'est précisément d'avoir proposé un contenant (le projet Nouvel) avant d'avoir adopté un contenu que le précédent projet de rénovation s'est trouvé fragilisé lorsque le moment vint de le soumettre au peuple... "On a fait les choses à l'envers dans le cas du projet Nouvel. Tirons-en les leçons", résume Sami Kanaan. Et mieux veut tard que jamais.

Quant au concours d'architecture, il fera l'objet à la rentrée d'une demande au Conseil municipal de crédit de pré-étude pour en clarifier les enjeux, puis d'une demande de crédit d'étude spécifique fin 2019. Si cette proposition est acceptée, le concours serait lancé à la mi-2020 et le lauréat désigné début 2021. Si le crédit d'investissement est voté comme prévu à l'automne 2024 et qu'aucun référendum n'est lancé, le chantier pourrait alors s'ouvrir en 2025, et le nouveau musée être inauguré en 2028. Dans le meilleur des cas. Combien cela coûtera, qui paiera, on l'ignore encore. On sait que cela coûtera cher, mais on ne sait pas si la Ville seule aura à payer.

En gros, la moitié de la population d'une ville comme Genève visite l'un ou l'autre, ou plusieurs, musées, et l'autre moitié n'en visite aucun. Mais la fréquentation du MAH est en baisse (en gros, elle est passée 300'000 à 200'000 visiteurs par an entre le début des années 2000 et ces dernières années). Peut-on d'ailleurs se donner comme objectif celui d'amener tout le monde au musée ? Et puis, à quel musée ? Des animations festives (genre "afterworks") ne font pas un musée, du moins pas un musée public. Il lui faut aussi les moyens d'être un lieu de recherche scientifique et de la publication des résultats de cette recherche. Il lui faut donc des chercheurs et des conservateurs. Et par conséquent les moyens de cette ambition. En fait, le MAH les a, ces moyens : il pèse 33,5 millions sur le budget de la Ville (en 2016), et dispose de 154 postes de travail. Et la nouvelle répartition des tâches dans le champ culturel laisse le musée à la Ville.

On ne manquera pas de rappeler, s'agissant du projet culturel du musée, qu'il ne peut "évacuer" l'enjeu des collections, surtout dans une ville ou l'histoire des collections commence avec l'ouverture en 1559, par Calvin, de l'Académie, qui se dotera d'une "Chambre des curiosités" dont le MAH, ouvert 351 ans plus tard, sera l'héritier. Comme l'écrit le Professeur Pierre Vaisse dans la "Tribune de Genève" (du 23-24 septembre 2017) : "n'oublions pas que sans ses collections, le musée n'existerait pas, et que pour être utilement présentées au public, ces collections exigent d'être conservées, étudiées, augmentées. Ce sont là des tâches fondamentales trop souvent sacrifiées au miroir aux alouettes de la communication". Message reçu : le projet de la commission d'experts propose de répartir les 650'000 objets des collections du MAH dans deux sections, les salles de collection et les salles thématiques, et de doter le musée d'un budget d'acquisition suffisant à les développer. Car comme l'affirmait "Patrimoine Suisse" dans son propre rapport sur la rénovation du MAH, Un musée qui n'acquiert pas est un musée qui meurt"...

Le MAH est la seule institution genevoise qui puisse, et doive, "documenter les arts genevois", relevait Patrimoine Suisse-Genève.  Le MAH et le MAMCO devraient travailler ensemble pour cela -or les deux institutions semblent s'ignorer assez superbement. Mais il n'a pas que le MAMCO avec qui une collaboration étroite devrait s'établir : avec le Musée d'Ethnographie aussi, avec l'Ariana aussi -et avec des musées privés comme ceux de la Croix Rouge et de la Réforme aussi, d'autant que le projet muséal retenu insiste sur le renforcement de la "portée de l'histoire" par un parcours rétrochronologique remontant de la Genève internationale jusqu'aux habitants magdaléniens du Salève.

On ne peut pas faire semblant d'ignorer qu'un musée est producteur autant que diffuseur d'idéologie. Qu'il contribue à la production des discours tenus par une société sur elle-même, et aux représentations collectives qui permettent l'adhésion des sociétaires à la société. Qu'il n'est pas -ou plus- un hangar où des oeuvres sont à la fois stockées et montrées, sans apprêt : autour de ce que le musée expose, et sur ce qu'il expose, le musée raconte quelque chose qui va au-delà de ce qu'il expose.  Quant le MAH, dans ses "éléments pour un Projet culturel" (octobre 2014) assène qu'"un égal intérêt de tous les publics à l'égard de tous les sujets n'existe pas plus qu'un langage universel de médiation" (entre ce qu'expose le musée et le public), que faut-il comprendre ? que le musée va raconter à chaque visiteur l'histoire que le visiteur a envie d'entendre et que le musée suppose que le visiteur est capable de comprendre ? "il faut être pertinent et pas seulement innovant", plaidait, lors des "Etats généraux des musées genevois", en octobre 2013, le directeur du Musée de la Civilisation du Québec, Michel Côté, regrettant que les musées fassent "encore trop peu de recherches sur leur propre pratique, leur propre démarche"...

L'histoire que le musée doit raconter est un exercice autrement périlleux que celui de mettre les objets et les oeuvres en vitrine. Cet exercice devrait être non celui de la mise en scène d'un "récit national" mais un véritable exercice de détournement de ce récit, c'est-à-dire, selon la définition que donnait l'Internationale Situationniste du détournement, "le réemploi dans une nouvelle unité d'éléments artistiques pré-existants". D'éléments artistiques ou non, d 'ailleurs. "Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d'importance -allant jusqu'à la déperdition de son sens premier- de chaque élément autonome détourné; et en même temps, l'organisation d'un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée". Asger Jorn ajoute à cela que tous les éléments du passé culturel doivent être "réinvestis" ou disparaître. Vaste programme, qui se définit comme la négation de la valeur de l'organisation antérieure de l'expression. Bon, mais comment user de cette pratique quand son objet est un musée -et qui plus est, un musée "encyclopédique" ? On veut de la culture comme instrument d'invention sociale, pas de "cohésion sociale" (elle est l'affaire des appareils idéologiques d'Etat). Et on veut de l'art comme réinvention des valeurs,  : "La valeur de l'art est une contre-valeur par rapport aux valeurs pratiques, et se mesure en sens inverse de celles-ci. L'art est l'invitation à une dépense d'énergie, sans but précis en dehors de celui que le spectateur lui-même peut y apporter. C'est la prodigalité..." écrit Asger Jorn en 1959. C'est en ce sens, celui d'une "part maudite" dont on n'a à attendre aucune rentabilité et qu'on ne peut mesurer par aucune utilité, que la dépense pour un nouveau musée se justifie pleinement : comme prodigalité, comme consumation de ressources pour quelque chose -un lieu, un discours, un projet- qui n'a d'autre fonction que celle de déranger.

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