Israël : du nationalisme au tribalisme



D'un sionisme l'autre

Tel-Aviv, 4 août : A l'appel des Druzes, des dizaines de milliers de personnes manifestent contre un texte adopté par le parlement israélien, et qui, pour le résumer, proclame que désormais Israël sera un Etat démocratique pour les juifs, et un Etat juif pour les autres : la "loi fondamentale" approuvée le 19 juillet par la majorité de droite et d'extrême-droite religieuse du parlement israélien ne dit pas autre chose, en scellant la dérive du sionisme politique (nationaliste, au strict sens du terme : qui constitue une nation, juive, laquelle se dote d'un Etat démocratique, qui, dans sa loi fondamentale, proclame l'égalité fondamentale de ses citoyens quelque soit leur religion) vers un sionisme tribaliste et religieux tenant de l'apartheid, du suprématisme religieux et de l'identarisme ethnique. Le sionisme fondait un Etat juif, mais cet Etat juif n'était pas, formellement, l'Etat des seuls juifs, s'il en était le foyer national : la déclaration d'indépendance d'Israël proclamait "une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe" -quoi qu'il en soit du respect, ensuite et dans les actes de l'Etat de cette proclamation, au moins fut-elle faite. La nouvelle "loi fondamentale", elle, stipule que "le droit d'autodétermination nationale dans l'Etat d'Israël est propre au peuple juif" (qu'est-ce d'ailleurs que ce "peuple" défini par une religion ?) ce qui signifie que les autres, les non-juifs, Palestiniens musulmans ou chrétiens, en sont privés. Ce "peuple juif" n'est pas le peuple israélien, ni même le peuple des juifs d'Israël : puisqu'il est défini par sa religion, tous les juifs de la diaspora en sont aussi (sans qu'on leur ait demandé leur avis) et disposent donc de ce "droit d'autodétermination nationale dans l'Etat d'Israël" nié aux non-juifs dans ce même Etat d'Israël. Ce n'est donc plus le peuple d'Israël qui devient le sujet principal du droit fondamental d'Israël, mais seulement la partie juive de ce peuple -et d'entre cette partie juive, celle qui se définit d'abord comme juive plutôt que comme israélienne : "Israël est désormais l'Etat des Juifs et non de ses citoyens", juifs ou non, résume Michel Warschawski. De fait, non seulement les arabes musulmans et chrétiens (ensemble, 17,5 % de la population) sont exclus du droit à l'autodétermination, mais les juifs qui ne placent pas leur judaïté au-dessus de leur citoyenneté le sont aussi. Or le judaïsme est une religion, pas une nationalité. Et Israël devrait être un Etat, une citoyenneté, pas une religion. En amalgamant l'Etat et l'une des religions qui s'y pratique, fût-elle majoritaire, en passant du sionisme nationaliste au sionisme religieux, en inscrivant une sorte de "dhimmitude" dans un texte de force constitutionnelle, la droite et l'extrême-droite israéliennes font-elles autre chose que ce que nous dénonçons, légitimement, quand les islamistes le prônent et le pratiquent ?


"Si je ne suis que pour moi, que suis-je ?".

La "loi fondamentale de l'Etat-nation juif" est le produit du gouvernement actuel d'Israël, et de sa majorité parlementaire, et du sentiment, justifié, d'impunité qui les nourrit depuis l'accession de Trump à la présidence étasunienne. Cette loi n'est pas le choix de toute la société israélienne, ni de sa part juive, mais de sa composante politiquement la plus droitière, religieusement la plus intégriste, socialement la plus réactionnaire. S'y opposent ceux qui vont en être les premières victimes, les Israéliens non juifs, et la mobilisation des Druzes contre la loi exprime spectaculairement cette opposition, mais aussi la composante de la société israélienne la plus réfractaire à l'épuration ethnique et au sectarisme religieux contenus dans la loi. Les Druzes, arabes et musulmans (hétérodoxes, certes) d'Israël sont loyaux à l'égard d'Israël depuis qu'ils y vivent, au point de servir dans son armée. : ils acceptent d'autant moins d'être traités en "demi-israéliens" pour la seule raison qu'ils ne sont pas juifs. Anwar Saab, Druze et général de Tsahal ne dit pas autre chose : "Nous acceptons tout à fait que cet Etat soit à majorité juive, mais nous n'acceptons pas qu'il y ait des droits pour les juifs et pas pour les autres". Ou, comme le résume le journaliste Riad Ali, que "ne restent plus ici que des juifs et des non-juifs", au lieu qu'il y ait ici des Israéliens, juifs ou non.

Il n'y a pas que les Druzes à s'opposer à la "loi fondamentale" : il y a aussi une opposition au sein même de la population juive d'Israël (et de la diaspora) : cette opposition là peut être incarnée par les pacifistes de "La Paix Maintenant", qui disent leur "honte", ou par Daniel Barenboim, qui lui aussi dit sa honte, ou par l'écrivain David Grossman, pour qui "cette loi n'est qu'un acte méprisable et qu'une trahison de l'Etat à l'égard de ses citoyens", ou enfin par Uri Avnery, qu nous a quitté il y a deux semaines et a fait l'objet, après sa disparition, d'hommages de tous les media israéliens, et d'une bonne partie des forces politiques, y compris ceux et celles qui  qui l'avaient durement combattu de son vivant. Uri Avnery, juif allemand arrivé enfant, avec sa famille, en Palestine en fuyant le nazisme, avait d'abord été sioniste (il fut même membre de l'Irgoun, c'est-à-dire d'un groupe armé situé sur la droite du sionisme, et pratiquant des méthodes terroristes contre les arabes et contre les britanniques), mais fut rapidement convaincu qu'il y avait en Palestine un peuple palestinien différent du peuple juif, et qu'il n'y aurait pas de paix entre l'un et l'autre sans qu'existât un Etat palestinien comme il existait désormais un Etat juif.  Il fut l'un des premiers israéliens à prendre contact directement avec l'OLP, et à rencontrer Yasser Arafat (en 1982). Son journal, Haolam Hazeh, fut aussi le premier a dénoncer la discrimination à l'encontre des juifs sépharades, ces "juifs arabes" traités en citoyens de second ordre, comme la nouvelle "loi fondamentale" entend désormais traiter les Israéliens non-juifs, arabes musulmans ou chrétiens. Fondateur du "Bloc de la Paix" (Gush Shalom), dénonciateur de la colonisation de la Cisjordanie et du blocus de Gaza, contempteur de la dérive vers une politique d'apartheid, dans sa dernière chronique pour Gush Shalom, il dénonçait la "loi fondamentale sur l'Etat-nation du peuple juif" comme une régression coupable, et dangereuse, fermant toutes les portes encore entrouvertes vers la paix, et réduisant la démocratie à un simulacre.
Israël se targuait d'être "la seule démocratie du Moyen-Orient". Avec la nouvelle loi, cette revendication n'est plus qu'une prétention illégitime. Et c'est David Grossman qui résume : "il s'agit d'un combat entre ceux qui ont renoncé et ceux qui espèrent encore. Entre ceux qui ont succombé à la tentation nationaliste et raciste (...) et ceux qui continuent à s'y opposer", et qui, lorsqu'ils sont juifs, ne le sont pas moins que ceux qui ont pondu ce texte détestable.
On connaît la parole du talmudiste Hillel Le Sage : "si je ne suis pas pour moi, qui le sera ?". On oublie qu'elle se poursuit par : " Si je ne suis que pour moi, que suis-je ?". Et encore : « Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui ». Le gouvernement et le parlement d'Israël, précisément, viennent de le faire.

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