Loi genevoise sur la laïcité : Sacraliser l'Etat ?


Le 10 février prochain, à Genève, on votera sur une loi cantonale sur la laïcité de l'Etat, attaquée par un référendum qui a obtenu 8300 signatures (6500 étaient nécessaires pour qu'il aboutisse). La Constitution cantonale pose (c'est la première à le faire à Genève) la laïcité comme principe fondamental de la République. Le Grand Conseil a jugé que cette proclamation ne suffisait pas, qu'il fallait une loi et en a donc bricolé une, qui enfonce quelques portes ouvertes et profère quelques truismes, exercices absurdes qui ne justifient pas que l'on appelle à refuser la loi. Mais on ne peut non plus l'accepter : elle sombre en effet dans une confusion parfaitement réactionnaire en confondant le rôle, le statut, la légitimité des élus et celle des fonctionnaires, en prétendant neutraliser les lieux politiques au point d'imposer aux parlementaires l'obligation, parfaitement hypocrite, de s'interdire toute exposition visible de leurs convictions religieuses, voire même politiques, et finalement en érigeant religieusement l'Etat en totem tout en plaçant la religion au-dessus des autres faits de culture, comme si le premier devait être sacralisé en même temps que la seconde, et chacun des deux préservé de l'autre. Que faire d'une loi qui ne mérite ni l'honneur d'un soutien ni l'indignité d'un refus ? On n'en fera rien : on votera blanc, ou nul. Parce que cette loi ne mérite rien de plus. Elle sera sans doute acceptée, et nous interdira de porter un "signe religieux ostentatoire" en séance du Conseil Municipal. Peu importe : notre "signe irreligieux ostentatoire", on l'arborera quand même : une passoire athée.

Poser l'Etat au-dessus de la société revient à le sacraliser.

Comme la guerre, pour Clémenceau, "est une chose trop sérieuse pour être confiée à  des militaires", la religion est peut-être une chose "trop sérieuse", en tout cas trop dangereuse, pour être confiée à des religieux... et la laïcité chose "trop sérieuse" pour être confiée à des "laïcards" ? Disons en tout cas que la religion n'est pas au-dessus, au-dessous ou à côté de la culture et de la politique : elle est dedans, comme un fait de culture. Comme la philosophie. Rien de plus, rien de moins. Dès lors, s'il est légitime d'exiger des agents de l'Etat, si on le veut religieusement neutre, de ne pas rendre leurs convictions religieuses visibles, il est non seulement parfaitement absurde mais surtout politiquement dangereux de confondre des parlementaires, élus du peuple, avec des fonctionnaires. Elus dans un parlement (municipal, cantonal, fédéral, peu importe), nous le sommes sur la liste d'un parti, sur un programme, avec un parcours personnel et le parcours collectif, historique, de ce parti et de la culture politique dont il est supposé être issu. Demander à un parlementaire d'être "neutre", c'est lui nier ce qui le caractérise, ce pour quoi il a été candidat, pourquoi il a été élu, et pourquoi il a accepté de siéger : précisément parce qu'il n'est pas neutre. Parce qu'il a une "étiquette", qu'il ou elle est lui-même une représentation partisane -et donc culturelle, et donc religieuse ou irréligieuse. En démocratie, les élus sont les représentants du peuple (quand ils sont élus au scrutin majoritaire) ou de leurs électeurs (quand ils sont élus au scrutin proportionnel), mais ils ne sont pas, surtout pas, des agents de l'Etat. Et ils ne sont élus que pour ne pas être neutres. Un élu « neutre » est un élu inutile. Et une loi qui le contraindrait à l'être, une loi imbécile. Faite pour des amibes. Ou pour des fidèles.

D'où nous tombe cette sacralisation d'espaces et d'institutions politiques qu'on veut laïques ? D'avant la démocratie et la République modernes, d'avant même les Lumières, comme quand Méluche pète les plombs et se met à hurler "ma personne est sacrée, la République c'est moi !".

Et on en arrive à Genève à proférer cette sonore ânerie pour justifier un soutien à une loi parfaitement superfétatoire, bricolée pour tenter, sans y arriver (puisqu'elle a été attaquée par un référendum) de plaire à tout le monde (ou au moins ne déplaire à personne) : "L'Etat doit être neutre". Et la terre doit être plate et l'Eglise doit être au milieu du village et l'Arabie Saoudite doit être une démocratie ? L'Etat n'est pas, n'a jamais été, ne sera jamais, nulle part, neutre. L'Etat est une institution politique, un appareil politique, l'instrument dont une société se dote pour faire respecter ses règles et ses normes. Ces règles et ces normes sont arbitraires, en ce sens qu'elles sont le fait de choix et non d'une fatalité ou d'une loi naturelle. La laïcité est un choix au même titre que la théocratie, la démocratie est un choix au même titre que la dictature, le pluralisme est un choix au même titre que le totalitarisme.

Il convient alors de se souvenir qu"une liberté n'est pas une liberté si elle demeure au service de l'Etat, de la morale ou de la loi" (Max Stirner), et que si la laïcité est une modalité de la liberté, elle cesse de l'être quand elle pose l'Etat, sous prétexte de le "neutraliser", au-dessus de la société. Ce qui revient à le sacraliser. On cherchera alors en vain ce que la laïcité gagne à cette conception religieuse de l'Etat.






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