Des gilets jaunes : Grand Jacques ou Poujade ?

Dimanche dernier, les "gilets jaunes" français ont pris les Champs Elysées que le gouvernement leur avait interdit. Ils étaient une dizaine de milliers. Dans l'ensemble du pays, un peu plus de 100'000. Une mobilisation en baisse, et une stratégie gouvernementale (et présidentielle) d'attente du pourrissement du mouvement. En quoi il aura été aidé à Paris par quelques centaines de militants d'extrême-droite. Mais le mouvement lui-même peut toujours compter sur la sympathie passive d'une majorité des Français sondés, même si la majorité de ces sympathisants doutent qu'il puisse aboutir à des concessions (sinon marginales) du pouvoir. Mais c'est quoi, ce mouvement qui semble surgir de nulle part (comme si un mouvement pouvait surgir de nulle part) ? Un épiphénomène ? un mouvement de colère passagère ? la renaissance du poujadisme ? La dernière jacquerie ? Une francisation tardive du "qualunquisme" italien ?


Nul troupeau ne se mène plus facilement à l'abattoir que celui de moutons convaincus d'être des loups


Le mouvement des "gilets jaunes" a un déclencheur : la hausse des taxes sur le carburant (alors que les entreprises du transport routier et aérien en sont exemptées). Etincelle qui met le feu aux poudres, goutte de fuel qui fait déborder le jerrycan après que d'autres (la hausse de la Contribution Sociale Généralisée) pour les retraités, par exemple) Mais il est surtout (et les tentatives de récupération politiciennes, ni les infiltrations par l'extrême-droite, n'y changent rien) une coalition de colères radicalisées par le refus de négocier et la conviction qu'"en haut", on ne fait, au mieux, que semblant d'écouter ce qui vient d'"en bas". : la CFDT propose une grande discussion sur un "pacte social de la conversion écologique" ? Le gouvernement la refuse dans un premier temps, avant que Macron annonce un débat sur un "pacte de conversion" pour une transition écologique "juste, durable et démocratique" et prêche pour "redonner au classes populaires et aux classes moyennes des perspectives, une capacité à construire le progrès". Qu'est-ce que cela peut nous rappeler (si nous n'avons pas perdu toute mémoire historique -même à courte portée) ? sans doute le poujadisme des années cinquante, le mouvement des petits commerçants de Gérard Nicoud dans les années septante. Et peut-être, mais avec une diffusion plus large, sur l'ensemble du territoire français, les révoltes des viticulteurs du midi, les "bonnets rouges" bretons... Bref, quelque chose qui tient de la jacquerie, beaucoup plus que des prémices de la révolution de 1789. Mais sur quoi les jacqueries ont-elles débouché ? Sur rien. Et puis, il y a ceci que le système institutionnel français est un moteur à explosion (sans explosion, le moteur ne tourne pas) : il ne permet pas, faute de droits démocratiques directs, d'autre d'autre modes d'opposition à une décision gouvernementale (ou présidentielle) que la grève, la manif ou l'émeute. Ou la révolution. Mais Macron survivra sans doute au mouvement des "gilets jaunes" (et s'il sen retrouve au terme de son manda candidat à sa propre réelection contre Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélanchon, sans doute même sera-t-il réélu -par défaut, comme l'an dernier).

Alors, avec les "gilets jaunes", on est dans le "populisme" ? Sans doute. Mais "populiste" n'est pas une injure : le populisme est une conception de l'action politique, du rapport aux institutions d'un côté, au peuple de l'autre, et une conception qui, en soi, peut être de gauche comme elle peut être de droite, progressiste comme elle peut être réactionnaire, réformiste comme elle peut être révolutionnaire. Mais ce que tous les populismes ont en commun, c'est l'opposition qu'ils dressent entre "le peuple" et "l'élite", la classe dominante ou la caste dirigeante, et le recours auxquels ils se livrent aux affects, aux sentiments. Il y a forcément de la démagogie dans le populisme -l'étymologie, d'ailleurs, le signale- mais il n'y a pas que cela et les causes du mouvement des "gilets jaunes" sont clairement identifiables et les tentatives de récupération et d'infiltration par l'extrême-droite n'y changent rien : une fiscalité injuste, une politique du "territoire" absurde, une politique des transports irresponsable. Le TGV, c'est très bien -mais ça relie des métropoles, et ignore ce qu'il y a entre elles. Regardez la carte ferroviaire de la France en 1939 : un maillage serré, qui couvre tout le territoire, et dessert les plus petites villes, et les bourgs. Et comparez-la avec la carte ferroviaire actuelle : de grandes lignes, quelques lignes régionales quelques lignes touristiques, et pour le reste, là où étaient les lignes qu'on a supprimées et jamais rétablies, des lignes de bus (quand encore on ne les supprime pas elles aussi pour les remplacer par des services à la demande, sans régularité horaire, ne fonctionnant pas les jours fériés).

"En même temps" comme dirait l'autre, la "classe moyenne" (les guillemets s'imposent, faute de définition claire de ce qu'elle est, à supposer qu'elle soit*), dont on dit les "gilets jaunes" représentatifs, et dont le géographe Christophe Guilluy annonce la fin en "occident", à force de la repousser en périphérie, n'est pas à confondre avec les "classes populaires". Elle est certes pour une partie de ce avec quoi on la compose* une "France des fins de mois difficile", mais pas une France des fins de mois impossibles, celles qui commencent le 2 du mois. Et il y a un monde social entre elle et les "exclus", comme il y a en un entre le paysan qui ne peut rompre sans cesser d'être paysan l'isolement dans lequel le laissent l'aménagement du territoire, le repli des services publics et la désertification des campagnes, et ceux qui se sont installés dans des maisons qu'ils se sont endettés pour acheter et se retrouvent coupés de tout, incapable de quitter leur lieu d'habitation pour aller travailler, faire leurs courses, se délasser ou se cultiver sans prendre leur bagnole. Ils pouvaient être locataires dans la ville où ils travaillent, ils ont préféré l'illusion d'être propriétaire dans une zone pavillonnaire plus sinistre qu'une cité de banlieue. Ils avaient le choix, ils ont fait le mauvais. Ils se sont eux-mêmes assignés à résidence.  Ils peuvent porter un gilet jaune, cela ne fait toujours d'eux qu'une victime d'eux-même.

Il est vrai que nul troupeau ne se mène plus facilement à l'abattoir que celui de moutons convaincus d'être des loups, chacun craignant qu'en n'importe quel autre mouton se dissimule le loup en lequel lui-même se rêve.

*selon le Centre français de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, les classes moyennes sont formées des gens qui ne se trouvent ni dans les 30 % les plus démunis (les pauvres) ni dans les 20 % les plus prospères (les riches). Mais cela ne forme toujours pas une "classe", juste un agrégat assez incohérent...

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