Le Musée pas imaginaire


De plus en plus de musées, de plus en plus de visiteurs -mais de quoi ?

Il y a de plus en plus de musées en Suisse, qui attirent de plus en plus de visiteurs : en 2016, les 1108 musées (publics et privés) du pays ont attiré plus de 13 millions de visiteurs, soit plus d'un million de plus en un an, grâce à de populaires expositions temporaires (et à l'ouverture de nouveaux musées (comme celui d'Ethnographie à Genève). C'est dans ce contexte que le Musée d'Art et d'Histoire de Genève entame sa propre mue, celle de son contenu autant que celle de son contenant. Ce musée est, pas seulement par son architecture, le témoin d'une époque : celle de la construction dans toutes les villes importantes d'une institution "encyclopédique" exposant un patrimoine artistique et culturel avec une ambition à la fois totalisante et paternaliste. Cette conception muséale n'est plus celle de notre temps. Elle ne sera, qu'il le veuille ou non, plus, en tout cas plus la seule celle du futur Musée d'Art et d'Histoire genevois : de cette confrontation d'un ancien musée rénové, physiquement et culturellement, avec son propre temps, dépendra le succès du projet qui sera bientôt soumis au Conseil municipal de la Ville.


Le futur musée d'Art et d'Histoire genevois ne sera pas un musée imaginaire

En quelques décennies, le regard de la société, du public, sur les musées, a profondément changé. Dans les années cinquante, le musée était le lieu d'un pélerinage vers l'art et la beauté : "Chaque année, les pèlerins des villes d'art sont plus nombreux que ceux de Rome ne l'ont été pour l'Année sainte... Une foule de tous les pays, à peine consciente de sa communauté, semble attendre de l'art de tous les temps qu'il comble en elle un vide inconnu" , écrivait André Malraux. Et dans "Le Figaro" du 10 février 1958, André Brincourt observait que "la plupart des musées, en bouleversant les modes traditionnels de présentation, ne sont pas seulement devenus plus plaisants, ils ont modifié la relation de l'homme et du chef d'oeuvre. (...) Le tableau a cessé d'être un objet d'art et s'impose en tant qu'oeuvre d'art". Or le musée n'est plus, en cette deuxième décennie du XXIe siècle, seulement le lieu de l'admiration de la beauté, mais aussi un lieu de mémoire et de débat, et donc de confrontation. "Le musée idéal conjugue conservation-recherche-diffusion des connaissances (exposition et médiation). Une culture de la critique, une pratique du décentrement, de l'intelligibilité, de la pertinence du propos, de la générosité, de la rigueur, de l'expérimentation, de la prise de risque, de l'ambition (...)" écrit Patrimoine Suisse-Genève dans son propre rapport sur le devenir du Musée genevois d'Art et d'Histoire ("Demain le Musée d'Art et d'Histoire"). Cela avait d'ailleurs déjà commencé dans le temps même où Malraux et Brincourt célébraient le musée comme l'espace de l'admiration esthétique : en 1959, les situationnistes convinrent avec le directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam d'organiser une manifestation, prenant appui sur les locaux du musée tout en en débordant le cadre : il s'agissait de transformer deux salles du musée en labyrinthe (avec pluie, brouillard, vent artificiels, zones thermiques et lumineuses différentes, interventions sonores et "un certain nombre de provocations conceptuelles", le but étant d'offrir un maximum d'"occasions de s'égarer"), et d'y organiser trois journées de dérive systématique, menées par trois équipes situationnistes opérant simultanément. Le projet semblait bien parti, puisqu'accepté par le directeur du musée, mais celui-ci y mit deux conditions (l'accord des sapeurs-pompiers et la participation financière d'une fonds, le Fonds du Prince Bernhard, que les situationnistes devaient eux-mêmes solliciter. Ceux-ci, évidemment, refusèrent. et commentèrent ainsi l'épisode : "Sandberg (le directeur du musée) représentait parfaitement le réformisme culturel qui, lié à la politique, s'est trouvé au pouvoir presque partout en Europe après 1945. Ces gens ont été les bons gérants de la culture dans le cadre existant. Ils ont ainsi favorisé de leur mieux les modernistes secondaires, les jeunes suiveurs affaiblis du moderne 1920-1930. Ils n'ont rien pu faire pour de véritables novateurs. Actuellement, (...) ils essaient de se radicaliser au moment où ils s'effondrent."

Aujourd'hui, "le travail de l'art contemporain consiste de plus en plus à étudier comment l'art croise la société contemporaine", énonce l'artiste Sonia Boyce. Ce "croisement", c'est le lieu de la "médiation culturelle". Mais dans les musées, la médiation culturelle prend de la place., L'art contemporain, pluridisciplinaire, additionnant les formes et les modes d'expression, en revendique plus que ce dont a besoin l'exposition du patrimoine et des collections existantes -qu'on veut d'ailleurs pouvoir exposer dans une proportion supérieure à celle qui est actuellement possible dans les musées patrimoniaux"*... Car il n'y a pas de musée sans objets, sans collections : toutes les activités muséales, toutes les démarches faites vers le public, le sont parce qu'il y a dans le musée quelque chose à montrer -quelque chose d'autre que le musée lui-même. Et ce que le musée a à montrer, rien ne l'oblige, sinon lui-même ou son autorité de tutelle, à le rendre public : un musée peut être fermé au public, n'être accessible que sur autorisation ou invitation expresse.

Le futur musée d'Art et d'Histoire genevois ne sera pas un musée imaginaire, mais il ne sera pas non plus ce lieu décrit par Malraux de "pèlerinage" comblant le "vide inconnu" dont souffriraient les pèlerins. On espère ici, comme d'ailleurs l'espèrent les auteurs du rapport commandité par le Conseil administratif pour définir le nouveau MAH, qu'il sera un lieu de débats, de confrontations, de trouble des idées reçues -à commencer par celles sur Genève.

Pour paraphraser René Char, un musée qui "viendrait au monde pour ne rien troubler ne mériterait ni égards, ni patience". Ni soutien politique.

*Aucun musée "encyclopédique" comme le MAH n'expose la totalité de ses collections. Et celles du MAH sont considérables, et s'accroissent constamment, moins par des acquisitions que par des dons : En 2016, le MAH a reçu des oeuvres d'art pour une valeur marchande estimée de plus de dix millions de francs, et en dix ans, ce sont des centaines de dons qui ont été faits au musée -dont un Pieter II Brueghel, un Vlaminck, un Braque, un Picasso, une grande partie (500 pièces...) de l'oeuvre imprimée de Hartung, un Corot... Toutes ces dons ne sont pas forcément acceptée, et tous ne sont pas forcément exposés : le Conseil scientifique du MAH doit se prononcer, l'authenticité, l'origine, le parcours de la pièce doivent être garantis, son intérêt et son état sont évalués. La préavis du Conseil scientifique doit être approuvé par le directeur du musée, puis ratifié par le Conseil administratif, après quoi l'oeuvre ou l'objet deviennent propriété inaliénable de la Ville -et donc de ses citoyens.

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