"Gilets jaunes", série 1, 9ème épisode


Le dur désir de durer

Samedi, c'était le 9ème épisode de la mobilisation des "gilets jaunes", cette étrange mutinerie à temps partiel, le week-end, d'une classe ("moyenne") qui n'en est pas une. 80'000 policiers avaient été mobilisés dans toute la France pour contenir à peine plus de manifestants. Ce n'est donc pas tant l'ampleur du mouvement qui fait son succès, indéniable, que son obstination, sa pérennité : il tient des rond-points, des rues, des places, des péages, depuis déjà plus de deux mois, sans relais politiques ni syndicaux. En juin, mai'68 était dépassé... en janvier 2019, novembre 2018 dure... La philosophe Catherine Malabou, admettant qu'"il serait certes abusif de qualifier les "gilets jaunes" d'anarchistes", observe que "le retour de la lutte des classes, la visibilité des anonymes, le refus, dont on espère qu'il durera, de l'obédience à un chef ou un parti, préfigurent sans nul doute l'écriture d'un nouveau chapitre de l'actualité libertaire, susceptible de conférer à l'aujourd'hui sa ressource d'avenir". La philosophe est optimiste, en appelant, après Gramsci, à la fois au pessimisme de la raison et à l'optimisme de la volonté... et donc à ne pas se faire d'illusion sur le mouvement des "gilets jaunes", mais à ne pas non plus à désespérer de ses effets.


"Je préfère les pauvres, parce qu'ils sont les vaincus"


Lancée par le président Macron, son gouvernement et leurs soutiens, la polémique sur la nature "factieuse" (entendez, comme il est de règle depuis février 1934, fascisante) du mouvement des "gilets jaunes" (sinon de sa totalité, du moins d'une partie importante de ceux qui y participent régulièrement, ou le soutiennent sur les réseaux sociaux sans vraiment y participer mais en le parasitant), a accompagné l'annonce, puis la préparation, et mardi le lancement du "grand débat national" voulu par Macron. Et dont on se doute bien qu'il produira des revendications et des propositions contradictoires du programme macronien. Les "gilets jaunes" ont fait plier Macron, pas le système. Le président et son gouvernement sont revenus sur quelques mesures, ont (mal)engagé un débat national, mais n'ont rien changé, ni réellement manifesté l'intention de changer quoi que ce soit, à la conception que la Ve République française a de la démocratie. Rejetant toute organisation formelle et tous ceux qui prétendraient parler en leur nom, ils ont adopté une position "basiste" parfaitement cohérente, mais qui les prive de tout relais politique crédible. S'ils devenaient un parti politique, à la manière des Cinq Etoiles italiennes, sans doute se suicideraient-ils politiquement. Et s'ils ne le deviennent pas, sans doute s'effilocheront-ils lentement. Il en restera la nostalgie d'un grand mouvement, efficace à court terme pour remettre en cause des décisions gouvernementales, impuissant à long terme pour changer les institutions. Clamer "Macron, démission  !", c'est prendre le produit d'un système pour le système lui-même, c'est croire que changer de chef est changer de société. Les chefs changent, si la chefferie reste, rien ne change.

Populiste, le mouvement des "gilets jaunes" ? sans doute. Mais fasciste ? les mots ont un sens, tout de même, et les mots politiques, une histoire : le fascisme, c'est un chef et son culte, une organisation et sa discipline, un projet politique et son ambition révolutionnaire (de renversement des institutions existantes pour leur en substituer d'autres). De chef, les "gilets jaunes" n'en ont pas. D'organisation non plus. Et leur projet politique n'a rien de révolutionnaire : il n'est pas de changement, pas de renversement de l'ordre établi, mais d'en participer. Il y a certes des militants d'extrême-droite au sein (ou autour) des "gilets jaunes"... mais il y en a aussi au sein des forces de police mobilisées contre les manifs hebdomadaires des canaris protestataires. Et si leur mouvement doit être considéré comme représentatif, sinon de la société française toute entière (ni les plus pauvres, ni les plus riches, n'en participent), du moins de cette fameuse et improbable "classe moyenne" taraudée par la peur de son propre déclassement, il le sera de tout ce qui la traverse -et donc aussi de la xénophobie, du racisme, de l'homophobie, du sexisme, du conspirationnisme, et on en passe -sans oublier ce qu'on pourrait désigner comme la "mediophobie", la détestation des media, tous supposés être menteurs et "aux ordres"... Les journalistes du service reportages de la chaîne télé d'info continue BFMTV ont décidé de ne plus couvrir les actions des "gilets jaunes", en signe de protestation contre les agressions subies par plusieurs d'entre eux le 5 décembre, à Paris et Rouen. BFMTV avait pourtant été la chaîne la plus sympathisante du mouvement à ses débuts.

Les "Gilets Jaunes", une révolte ? certainement. Mais une insurrection ? Sans doute pas, ou pas encore. Et puis, quelle genre d'insurrection ? Une "insurrection citoyenne" (ce qui la différencierait des révoltes des banlieues) ? une "insurrection populaire" comme la qualifie le sociologue Michel Fize ? Autre sociologue, Erik Neveu met en garde : "nommer un mouvement social, c'est aussi formuler un jugement à son sujet", en le référant à l'histoire, pour le dévaluer ou le louer : une jacquerie est une révolte de ploucs, le poujadisme un mouvement de beaufs, une chouannerie une contre-révolution, un "nouveau Mai 68" ou un "Mai 68 à l'envers" une révolte romantique. Or le mouvement des "gilets jaunes" n'est rien de tout cela -ou il est tout cela à la fois, ce qui le rend difficilement identifiable à un mouvement du passé, même récent : on le compare aux "5 étoiles" italiennes ? Elles avaient un leader, Beppe Grillo... et elles s'étaient constituées en parti politique, ont participé aux élections, les ont gagnées... mais une fois arrivées au pouvoir avec la Lega d'extrême-droite, ne remettent pas plus en cause la Loi Travail de Matteo Renzi que les "gilets jaunes" ne remettaient en cause la Loi Travail d'Emmanuel Macron.

Les "gilets jaunes", on l'aura compris, ne nous enthousiasment ni ne nous débectent. Un gilet jaune, c'est moche ? oui, c'est moche, mais on n'est pas à un défilé de mode. Le jaune, c'est symboliquement et syndicalement la couleur de la trahison ? oui, mais qui a trahi qui ?

Dans "Les Conquérants", Malraux fait ainsi parler Garine, envoyé du Comintern pour soutenir les révolutionnaires chinois : "Je n'aime pas les hommes. Je n'aime pas même les pauvres gens, le peuple, ceux en somme pour qui je vais combattre... (...) Je les préfère, mais uniquement parce qu'ils sont les vaincus. Oui, ils ont, dans l'ensemble, plus de coeur, plus d'humanité que les autres : vertus de vaincus... (mais) je sais bien qu'ils deviendraient abjects, dès que nous aurions triomphé ensemble... Nous avons en commun notre lutte, et c'est bien plus clair..."

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