Notre Notre-Dame


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Elle avait survécu depuis presque 900 ans à tout ce qui aurait pu la détruire, elle survivra à son incendie de ce lundi. Elle y survivra peut-être sans sa flèche -mais ce n'est pas cette flèche, que Viollet-Le-Duc lui avait accolée pour faire moyenâgeux (en remplacement d'une plus ancienne, en pierre, abattue à la révolution), qui lui donnait son identité si immédiatement reconnaissable, c'étaient ses deux tours. La Notre-Dame du père Hugo avait déjà perdu sa flèche. Et ses deux tours ont été sauvées, comme sa grande rosace et ses grandes orgues. Elle sera reconstruite. Comme elle n'a cessé de l'être depuis la pose de sa première pierre, en 1163.


La Dame de ceux qui croient au ciel et de ceux qui n'y croient pas. Mais qui croient à l'histoire.

"Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle", avait dit le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Et une cathédrale qui brûle, et cette cathédrale-là, qu'est-ce donc, pour susciter une si profonde émotion, partout dans le monde, et pas seulement, de loin pas, chez des catholiques ou d'autres chrétiens ? C'est que Notre-Dame de Paris est bien plus qu'une cathédrale : si elle n'était que cela, l'église d'un évêché, tant d'incroyants n'auraient pas été aussi blessés de sa blessure que les croyants -et tant de croyants d'autres religions que la chrétienne. Emmanuel Macron s'est dit, au soir de l'incendie, "triste de voir brûler cette part de nous" -mais c'est aussi une part de nous, qui ne sommes ni français, ni catholiques, mais qui fûmes amoureux d'Esmeralda, frères et soeurs de Quasimodo, compagnons de Clopin, public de Gringoire, lecteurs de Hugo dont les presque premiers mots de sa "Notre-Dame de Paris" le disent : "chaque flot du temps y superpose son alluvion, chaque race y dépose sa couche, chaque individu y dépose sa pierre". On y a réhabilité Jeanne d'Arc et marié Henri de Navarre et Marguerite de Valois (juste avant la Saint-Barthélémy), sacré Napoléon, célébré sous la fusillade la libération de Paris, rendu honneurs funèbres à Poincaré, De Gaulle, Mitterrand et aux victimes du massacre de "Charlie Hebdo". Naguère, elle fut aussi lieu d'asile,  et si laïcards et irréligieux qu'on soit, cette tradition qui faisait des lieux consacrés des refuges inviolables par les argousins mériterait d'être remise au goût des mauvais jours de la chasse aux immigrants. Et puis, osons cette question bête puisque politiquement correcte : combien d'enfants, de femmes, d'hommes sont morts dans des guerres ou des famines depuis que la flèche superfétatoire de Viollet-Le-Duc s'est abîmée dans les flammes ?

Notre-Dame n'était pas propriété de l'Eglise romaine, mais de l'Etat français, qu'il soit République, monarchie ou croupion vichyste. Et l'Etat s'en est servi pour se sacrer lui-même, ou pour honorer ses chefs (services funèbres de Poincaré, de De Gaulle, de Pompidou, de Mitterrand). Et elle est le point zéro de toutes les distances routières de France. Alors, bien sûr qu'elle était aussi lieu de culte, siège de l'Archevêché de Paris. Mais qu'importe ? "Je sais que Dieu n'a nul besoin de nos sacrifices ni de nos prières;mais nous avons besoin de lui en faire. Son culte n'est pas établi pour lui, mais pour nous", écrivait Voltaire.

Notre-Dame de Paris sera reconstruite. Elle ne pourra l'être à l'identique (à l'identique de quoi, d'ailleurs ? de celle, polychrome, du XIIIe siècle ? de celle de Viollet-Le-Duc, avec sa nouvelle flèche, ses nouvelles gargouilles, ses saints de cuivre ?), mais ce n'est pas le temps, en tout cas pas le temps seul, qui fait la valeur d'un patrimoine. Avec le temps comme seul critère, Notre-Dame de Paris ne serait qu'un tas de vieilles pierres, de vieilles poutres, de vieux fer, et pas grand monde ne pleurerait sur son sort. Elle est donc bien plus. Ce qu'il en est du patrimoine est sans doute matériel, mais ne vaut que par ce qu'il trimballe d'histoire, et de notre rapport immatériel, culturel, idéologique même, à l'histoire.

Notre Dame de Paris est une héritière : elle a pris la place d'une basilique paléochrétienne, qui avait pris la place d'un temple romain, qui avait pris la place d'un lieu de culte gaulois. Elle était la Dame de ceux qui croient au ciel et de ceux qui n'y croient pas. Mais qui croient à l'histoire, qui savent qu'elle est violente, et que le feu y a sa part.



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