14 juin 2019 : La plus grande grève de l'histoire suisse


Dans "grève", il y a "rêve"

A en croire un sondage Tamedia réalisé avant la grève des femmes - grève féministe de vendredi, une forte majorité de la population (63,5 % des 19'000 personnes interrogées, 57 % des hommes, 70 % des femmes) la soutenait. Et selon un autre sondage (de "20 Minutes"), 18 % des femmes comptaient faire grève.  A voir, et avoir vécu, ce que ce pays a vécu vendredi, ces sondages voyaient juste : aucune grève, pas même la Grège Générale de 1918, n'a jamais été aussi suivie en Suisse. Et aucunes manifestations jamais été aussi massives depuis fort longtemps que celles de vendredi. Sans oublier que cette journée ne fut pas que celle de la grève et des manifs : elle fut aussi celle de centaines d'actions et de moments dans tout le pays, toute la journée (à Genève, ça a duré jusqu'à samedi, même sous l'orage et la grêle...), notamment, partout, à 15 heures 24 : c'est l'heure à partir de laquelle, en moyenne et compte tenu de l'inégalité salariale, les femmes salariées travaillent pour des prunes.


Vendredi, en Suisse, on était à Olympie

La grève et les manifestations de vendredi constituèrent, écrit l'Union Syndicale Suisse, "la plus grande manifestation politique de l'histoire récente" en Suisse  : plus d'un demi-million de femmes dans la rue, de toutes les générations, de toutes les opinions politiques, de toutes les origines, de toutes les langues, de toutes les convictions religieuses ou irréligieuses, de tous les statuts sociaux - alors même que toutes celles qui voulaient faire grève et manifester ne purent le faire (des "marraines" et des "femmes solidaires" les représentèrent): les femmes migrantes sans statut légal, par exemple, qui craignaient d'être identifiées comme telles et d'en subir les conséquences, elles qui subissent toutes les discriminations, toutes les exploitations, tous les préjugés dont les femmes font l'objet, et qu'elles, les migrantes sans statut légal, concentrent : elles sont "le prolétariat du prolétariat" -mais peut-être leurs patronnes manifestaient-elles et faisaient-elles grève vendredi pendant qu'une "sans-papière" payée (au noir) douze francs de l'heure gardait les gosses. Et puis, il y avaient aussi, manifestantes ou représentées, toutes les précaires, les chômeuses, employées de maison, nettoyeuses, femmes de chambre des hôtels, ouvrières non qualifiées, vendeuses de grand magasin, nettoyeuses des locaux de l'Etat et de la Ville -qui, contrairement au canton, avait invité ses employées à faire grève, mais ses employées seulement, pas celles de ses sous-traitants. Les travailleuses du sexe non plus n'ont pas été aussi nombreuses à défiler qu'il y en avait qui auraient souhaité le faire : même au sein des mouvements féministes, le regard porté sur elles n'est pas toujours tendre, et pas toujours solidaires. Aspasie les aura représentées.

D'habitude elles rangent, vendredi elles dérangeaient : la grève des femmes, grève féministe, du 14 juin ? "c'est une grève d'idéologues et de privilégiées", a lâché la présidente des femmes UDC romandes (qui le jour de la grève organisaient un repas de soutien à une association anti-avortement), Lucie Rochat. On attendait rien de mieux d'une udéciste, mais on ignorait que ce pays comptait des centaines de milliers d'idéologues privilégiées... D'autres ont couiné que la grève était illégale parce que "politique"... Ceux-là, on n'aura même pas à prendre la peine de les balancer dans les poubelles de l'histoire : ils y sont déjà. La grève était illégale, a prévenu le patronat, relayé par quelques porte-paroles de la droite. Illégale ? Elle était de protestation contre des inégalités et des violences illégales (et d'asutres qui ne le sont pas encore et devront le devenir) dès lors que l'égalité et l'intégrité personnelle, physique et psychologique, sont proclamées dans la constitution. De toute façon, quand un million de femmes font grève ou manifestent, dans la rue ou ailleurs, la question de la légalité de leur grève ne se pose plus : elle est tranchée par cette affirmation massive, préparée et attendue depuis des mois, de la légitimité de leur mouvement.

L'égalité des droits entre femmes et hommes, le respect de la dignité des unes par un système social construit par et pour les autres, c'est une vieille revendication, un long combat (vendredi, les femmes manifestaient en violet, la couleur des suffragettes d'il y a cent ans) : En 1791, Olympe de Gouges publie la "déclaration des droits de la femme et de la citoyenne" -mais la révolution est aux mains des hommes, et Olympe de Gouges finira sous la guillotine. On n'en est plus là -mais on n'en est pas encore à l'égalité. On y viendra. Il faudra bien sûr traduire cette mobilisation en des décisions politiques et en une modification des rapports de force politiques permettant la satisfaction des revendications du mouvement, à commencer (mais seulement commencer) par les plus faciles à satisfaire : le congé paternité, le renforcement de la représentation des femmes dans les institutions politiques, le redéfinition du viol dans la loi, la rémunération du travail domestique et des soins aux proches... Ces mesures ne nécessitent que des changements légaux, pas une nouvelle révolution culturelle (préalable à toutes les révolutions : il a fallu les Lumières pour qu'il y ait 1789). Mais à ces changements légaux, et à la volonté de les appliquer, il faudra une majorité politique au sein du peuple, dans les parlements et les gouvernements. A commencer par celui qui sortira des élections fédérales de cet automne. Le mouvement des femmes s'ajoute ainsi comme force de changement des rapports de force politiques au mouvement des jeunes pour répondre à l'urgence climatique, nombre des grévistes et des manifestantes de vendredi étant d'ailleurs aussi grévistes et manifestantes pour le climat.

"Nous avons écrit l'histoire", résume la syndicaliste fribourgeoise Catherine Friedli. Car c'est bien ainsi qu'elle s'écrit, et bien là où elle s'écrit : par des grèves, des manifestations, et dans la rue.
Dans manifestation, il y a fête, et dans grève, il y a rêve. Celui de vendredi, c'est celui d'Olympe de Gouges.
Vendredi, en Suisse, on était à Olympie.










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