Mais qu'est-ce qu'on a fêté, hier ?

Première route...


Que diable a-t-on célébré hier ? le "serment du Grütli" ? la fondation de la Suisse ? le premier "pacte fédéral" ? Evidemment que non : le 1er août n'est la fête nationale de la Suisse que depuis 1891, et la Suisse elle-même n'existe comme Etat que depuis 1798. Ce qu'on célèbre le Premier Août est une première route : la volonté du jeune Etat fédéral suisse né de la révolution radicale de se constituer comme l'expression d'une nation. Parce qu'on est, précisément, au XIXe siècle, et que la nation, héritage de la Révolution française, se constitue après-elle, un peu partout. Le "printemps des peuple" la fait fleurir aussi en Suisse : il n'y avait pas de nation suisse avant lui, elle se construira pendant et après lui.


Les nations n'ont pas besoin de frontières


Les Suisses entrent (par une petite porte) dans l'histoire, autour de 1291. Les cantons suisses, au XVe siècle. La Suisse comme Etat en 1798. Et comme nation, quand ? et jusques à quand ? "Les nations ont commencé, elles finiront", écrit Ernest Renan. Il est vrai : les nations sont des formes historiquement contingentes, et assez récentes, mais les formes politiques et sociales plus anciennes (la tribu, la cité, l’apanage, l'empire) n'ont pas disparu lorsque la nation est apparue. Et gardons-nous des confusions : la nation n'est pas identique au peuple : elle en procède, certes, et le contient, mais pas plus qu'elle ne remplace des formes plus anciennes, elle ne le remplace, lui, comme source de légitimité politique. Il y avait, sinon un peuple suisse, du moins un peuple des Suisses (ou des peuples des cantons suisses), avant que se créée un Etat suisse, fugacement (pendant cinq ans) unitaire, puis confédéral, puis, enfin, fédéral.


On va célébrer ce soir dans la toute la Suisse un serment qui n'a jamais été prêté, lire un pacte qui n'en est pas vraiment un, et faire semblant de croire qu'en 1291 s'est constitué un pays qui existait déjà et un Etat qui ne se fondera que longtemps après lui. Une fête nationale célèbre une nation -que cette nation existe déjà où qu'il s'agisse de la construire. Mais la nation est un projet, pas une donnée des faits. Elle procède d'un choix, pas d'une réalité donnée. Ce projet, ce choix, est précisément de passer d'une appartenance fatale (à la tribu, à l'ethnie) à une adhésion volontaire : on choisit d'être ou non d'une nation, comme un peuple choisit de se faire nation, sans jamais l'être a priori. On choisit des règles communes, et de se doter d'institutions communes -qui peuvent être un Etat, mais peuvent aussi s'en passer : les Rroms s'en passent, et les juifs s'en passaient, avant le sionisme.  Et cette nation-là, celle qui est un projet, un acte de volonté politique, suppose l'égalité de toutes celles et ceux qui la constituent -aussi n'est-elle jamais entière lorsqu'une part de sa population (les femmes par exemple) est privée des droits qu'elle proclame, et est-elle trahie lorsqu'en son nom on refuse aux autres (par le colonialisme, par exemple, ou par le racisme, ou la xénophobie ordinaire), ce qu'on revendique pour soi-même. C'est tout de même l'Etat-nation qui rend possible -et, du point de vue de leurs auteurs, nécessaire- le génocide, comme purification de l'espace national de tout ce qu'on désigne comme y étant des corps étrangers : le premier génocide moderne (si l'on excepte les génocides coloniaux, y compris celui des peuples autochtones des Amériques), celui des Arméniens, accompagne la constitution de l'Etat national turc à la place de l'empire multinational ottoman. Car le nationalisme, quelle qu'en soit la base idéologique (démocratique, conservatrice, socialiste, religieuse, tout peut y servir) se constitue toujours contre, même quand il est aussi affirmation de soi : contre une autre nation, contre un Etat, contre un peuple, contre une culture ou une religion, ou contre une supposée "race" -forcément "inférieure". La nation est le contraire de la race : elle est le produit de l'histoire et d'un acte volontaire permanent, quotidien. Et elle détruit les races. Deux choses la constituent, écrit Renan : "l'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble".  On n'est pas d'une nation parce que nos géniteurs en étaient : on est d'une nation parce qu'on participe volontairement de sa culture, de ses références, de son histoire.


A chaque fois que la "nation à l'allemande", la nation héritée, triomphe de la "nation à la française",  la nation élective, une catastrophe s'annonce -et qu'on ne croie pas pouvoir se rassurer en la renvoyant dans le passé : une sonore ânerie de Trump nous en rappelle bien l'actualité : "les nations ont besoin de frontières"... comme si la nation et l'Etat étaient synonymes, comme si la nation ne préexistait pas à l'Etat. Ce sont les Etats qui ont besoin de frontières (et les tribus qui ont besoin du "droit du sang"), pour contrôler un espace et la population qui l'habite. Les nations, elles, ont besoin d'une culture commune, de références symboliques communes, d'une histoire commune. Elles peuvent revendiquer leur constitution en Etat, elles n'y sont tenues par aucune fatalité.
Pas même la nation suisse, pour autant qu'elle existât.



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