France : les syndicats tentent de reprendre la main


Réforme et contre-réforme

Les syndicats français ont réussi leur pari : Plus de 800'000 personnes (le double selon les syndicats)sont descendues dans la rue la semaine dernière pour la première journée de grève des transports (et d'autres secteurs publics : plus de la moitié des écoles primaires ont été fermées, un quart des agents de la fonction publique étaient en grève, la majorité du personnel de la SNCF, plus de 85 % des conducteurs de train...). Et mercredi sera un autre grand jour de cette grève reconductible du secteur public. Pour autant, les syndicats français ont-ils "repris la main" dans le mouvement social, alors que celui des "gilets jaunes" les avait totalement surpris, qu'ils n'avaient jamais réussi à s'y greffer, moins encore de la contrôler, et qu'ils sont de tous les pays développés de ceux qui rassemblent la plus faible proportion de travailleurs ? Face à la réforme proposée par Macron, qu'ils qualifient de contre-réforme, ils vont en tout cas devoir proposer leur propre réforme...


"La démocratie ne doit plus avoir peur du peuple"


Que le taux de pauvreté chez les retraités sont bien plus bas en France (3,4 %) que dans les pays voisins (10 % en moyenne, 19,5 % en Suisse) n'y change rien, pas plus que l'âge de la retraite (60,8 ans en moyenne) ou l'effort collectif en faveur des retraites (14 % du PIB, contre 10 % en Allemagne et 7 % en Suisse) n'y change rien : au contraire, ces chiffres attestent de la bonne protection sociale assurée par le système français -et donc de la légitimité de le défendre. Mais le défendre ne signifie pas forcément le maintenir tel quel -le système est complexe, inégalitaire, confus, corporatiste ... et fragile, et il n'a cessé d'être bricolé depuis des décennies : rognures des rentes, reports de l'âge réel de départ à la retraite. La réforme macronienne, qui veut instaurer un système de retraite universel en faisant disparaître les "régimes spéciaux" (la "retraite à la française", c'est 42 régimes différentes...)  est-elle pour autant la réponse à cette complexité, cette confusion, cette fragilité ? On peut en douter, s'agissant autant de son contenu que du moment choisi pour la faire. Pour le politologue Dominique Reynié, dans une France en mauvais état, "redevenue violente", avec un système politique "disloqué", et quelques mois après le mouvement des "gilets jaunes", "faire une réforme systémique sur un sujet comme les retraites, c'est très périlleux et imprudent". Seulement voilà : c'était une promesse du président... Mais jusqu'à présent, le président est resté en retrait du débat et de l'affrontement social : c'est le Premier ministre Philippe qui porte la réforme, affirmant que sa logique "n'est pas et ne sera jamais celle de la confrontation" -la confrontation, pourtant, il l'a. Et il va devoir la calmer, en faisant des concessions ("il reste des marges de négociation", a assuré la porte-parole du gouvernement) sur le rythme mais aussi le contenu de la réforme. Reste que Macron va bien devoir assumer lui-même sa promesse : cette réforme, c'est la sienne.

"Quand les individus ne voient pas leur part de progrès, ils n'adhèrent plus au projet social", avait pontifié Emmanuel Macron lors du centième anniversaire de l'OIT, à Genève, en juin. C'était pontifiant, mais bien vu : les "gilets jaunes" n'étaient pas étrangers à cette nouvelle acuité du regard présidentiel. D'où les inflexions de la politique menée par Macron et son gouvernement, entre l'avant et l'après-"gilets-jaunes. L'après, c'est la promesse d'une hausse du pouvoir d'achat, de la baisse de la pression fiscale, de la rationalisation des procédures administratives, de l'égalisation des systèmes de retraite et de l'amélioration de leurs prestations, de la prise en compte des changements sociétaux et de la démocratisation du système politique.

Que les classes populaires retirent-elles de la mondialisation capitaliste ? Elles en retirent leur éloignement, social et géographique, leur mise à l'écart de "là où ça se passe" (pour reprendre l'expression du géographe Christophe Guilluy), de là où sont les pouvoirs réels : politiques, économiques, sociaux, culturels : "la première carte des rond-points des "gilets jaunes (était) un copier-coller de la France périphérique". Mais Guilluy parle des "classes populaires", pas de cette hypothétique, fumeuse, indistincte "classe moyenne", qui après tout ne renvoie qu'à l'intégration à la machine économique quand elle est capable d'intégrer, de "faire société". Or les nouvelles classes populaires sont précisément celles que la machine économique n'intègre plus, celles qui sont aux franges, à la marge de la société, sans en être encore exclues mais craignant plus que tout de l'être et que la société n'ait plus besoin d'elles. Celles et ceux qui font partie de ces classes populaires ne demandent pas un changement de société, mais de pouvoir rester dans la société existante.

Pierre Rosanvallon distingue les "gilets jaunes" d'un mouvement social : "je crois qu'il ne faut pas parler d'un mouvement social mais plutôt de révolte sociale. Pour qu'il y ait un mouvement social, il faut un groupe identifié, qui formule des revendications et qui s'organise en fonction de ces revendications. (...) (Les gilets jaunes sont) l'expression d'un monde social qui se sent négligé, méprisé, oublié, et qui prend la parole pour formuler des exigences infinies (...) alors qu'un mouvement social s'inscrit dans la durée et sait faire des compromis, les "gilets jaunes" veulent tout précipiter dans l'immédiat". Rien à voir donc avec le mouvement syndical, qui repose sur des organisations, qui a des porte-paroles, des cahiers de revendications, des exigences rationnelles. Le "non-mouvement" des "gilets jaunes" était pour Rosanvallon  "le reflet d'une société où l'on estime n'avoir plus besoin de porte-parole (...). Désormais  il y a le sentiment que la représentation peut être immédiate et individualisée. C'est l'âge internet, toute médiation est coupable". Le syndicalisme, c'est à peu près l'inverse : il est une médiation, une représentation, un collectif.

Dans une tribune du "Monde", plus de 180 intellectuels et artistes soutiennent la grève contre la réforme des retraites et le mouvement social qui l'accompagne : Robert Guédiguian et Ariane Ascaride, Annie Ernaux et Brigitte Fontaine, Thomas Piketty et Danièle Sallenave, et les autres, affirment que "face aux offensives d'un gouvernement néolibéral et autoritaire, (...) notre présent et notre avenir émergeront des luttes sociales et politiques". Ont-il jamais, et la démocratie elle-même, et l'Etat social, émergé d'autre chose ? de la passivité, de la soumission, de la conformité ? "La démocratie ne doit plus avoir peur du peuple", affirment-ils et elles. Quant elle en a peur, elle n'est plus, en effet, qu'une oligarchie... Reste, évidemment, à définir "le peuple", mais après tout, ne se définit-il pas lui-même, précisément dans les luttes sociales et politiques contre les pouvoirs en place -quels qu'ils soient ?

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