Cinq ans après le massacre de "Charlie Hebdo"


"Nouvelles censures... nouvelles dictatures"

La semaine dernière, "Charlie Hebdo" sortait un numéro revenant, cinq ans après, sur le massacre dont sa rédaction fut la victime. Ce numéro, l'hebdo l'a titré "Nouvelles censures... nouvelles dictatures". "Charlie Hebdo" peut légitimement nous parler de la censure : il en a été la cible sous sa pire forme, celle du meurtre.  Et c'est pour nous, ici, qui n'avons jamais rien risqué qui y ressemble, fût-ce de très loin, l'occasion de revenir sur ce qui se développe à la faveur du des réseaux "sociaux" (asociaux, en l’occurrence) comme entraves nouvelles aux libertés d'expression, de création, de représentation. Il ne s'agit pas de poser comme principe l'irresponsabilité des artistes, intellectuels, journalistes, de leurs actes, de leurs paroles, de leurs oeuvres, mais de s'interroger sur la propension de plus en plus généralisée de groupes minoritaires ("trente personnes organisées sur les réseaux sociaux peuvent suffire", observe le professeur Laurent Dubreuil) d'empêcher que ces paroles soient dites ou écrites et que ces œuvres soient représentées. Céline avait à répondre de son antisémitisme et l'éditeur de Sade de l'apologie par le Divin Marquis du "tout m'est permis", mais pour qu'ils en répondent, il fallait que Céline et Sade fussent édités et lus... Et s'il n'était certainement pas nécessaire qu'un Matzneff soit édité, il l'est encore moins de faire l'honneur à ce médiocre égocentrique de pilonner ses médiocres écrits.
 

"Tout homme est libre dans la manifestation de sa pensée et de ses opinions, mais il est responsable des atteintes qu'il pourrait donner par-là aux droits d'autrui"

Personne, jusqu'aux Lumières (et encore : il faudra que la Révolution en parfasse les prémices) ne soutenait le principe d'une liberté d'expression socialement générale, qui soit aussi celle des plus pauvres, des plus ignorants, des enfants, des femmes, des nègres... Qu'un riche, un aristocrate, un savant -un homme, en tout cas, puisse s'exprimer librement pouvait commencer à être admis, mais aller au-delà était véritablement remettre en cause l'ordre social, et il y a du mépris de classe dans celui en lequel Voltaire tint Rousseau. Nous n'en sommes plus là, nous convainquons-nous : des révolutions sont passées par là. "Tout homme est libre dans la manifestation de sa pensée et de ses opinions, mais il est responsable des atteintes qu'il pourrait donner par-là aux droits d'autrui" proclame la "Déclaration des droits et devoirs de l'Homme social", adoptée en vote populaire le 9 juin 1793 à Genève, et formant préambule de la Constitution de la République de Genève. On ne saurait mieux dire (pour autant que l'on comprenne "tout homme" comme "tout humain", non comme "tout mâle"...): je suis libre de dire et d'écrire ce que je veux, mais je dois en assumer les conséquences. Toute liberté est, toujours, absolue. La liberté, c'est forcément la liberté de franchir les limites mises à son exercice par la société, et les pouvoirs. Chaque individu fait ce qu'il veut de ces limites, prenant ou non le risque d'être puni pour les avoir franchies. Quelles sont alors ces limites, à supposer qu'on en pose, à la liberté d'expression ? La caricature, par exemple, est par définition un art de l'outrance, et quand elle porte sur des religions (ou des religieux), elle est très rapidement accusée de basculer dans le blasphème. Mais alors, comme le rappelle Denis Lacorne dans "Le Monde" du 26 novembre, que dire, et que faire, de ce qu'écrivait Voltaire, en 1767, "des prêtre, des moines qui, sortant d'un lit incestueux, et n'ayant pas encore lavé leurs mains souillées d'impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu" (Dictionnaire Philosophique, article "transsubtantation") ? 

La censure est  un acte de défiance de la capacité du public à mesurer ce qu'on lui propose (et que l'on veut lui interdire), et à s'y confronter avec un minimum de distance critique. C'est dire "moi qui censure, je sais ce qui est bon à dire, à écrire, à montrer, mais vous, public, vous ne le savez pas et êtes incapables de l'apprendre". Et le "moi qui censure", qui fut en nos contrées l'Eglise (quelle qu'elle soit), puis l'Etat, ce peut-être aujourd'hui n'importe qui, rameutant derrière un écran d'ordinateur une poignée de quérulents pour contraindre un auteur, un metteur en scène, un programmateur, un éditeur, à retirer un livre, une pièce, un film qui déplaît à quelques personnes qui ne l'auront pas lu, ni vu, mais qui en auront entendu causer par quelqu'un qui a entendu quelqu'un lui dire que ce livre, cette pièce, ce film, cette image, est une provocation. Dans "Charlie", Gérard Biard signale que "la caractéristique de ces auto-entrepreneurs de la censure, c'est qu'ils ne se réclament d'aucune loi. Ils s'en affranchissent même, la plupart du temps. (...) Rien de plus logique. En démocratie, la loi, qu'il s'agisse de la voter ou de la faire éventuellement appliquer, engendre le débat. Or ces censeurs 2.0 rejettent tout débat. (...) Le débat lui-même devient l'objet de l'outrage". Censurer, empêcher de parler, de représenter, de débattre, c'est faire preuve de sa propre faiblesse, et faire don à qui l'on censure d'une d'une force, nouvelles. Ce n'est pas faire taire celui que l'on censure, c'est donner à sa parole une importance que peut-être ni lui ni elle ne mériteraient. Plus qu'inacceptable, la censure est stupide. Et c'est parce qu'elle est stupide qu' elle exclut le débat et le dialogue. On ne cherche pas à convaincre, parce que l'on s'en sait incapable.

Naguère, l'Etat et l'Eglise censuraient : cela avait au moins un avantage, celui de les désigner comme les ennemis de la liberté d'expression, de conscience, de parole. Mais de quoi désigner les réseaux sociaux ? Ils ne censurent pas comme l'on censurait sous les anciens régimes (quoique Facebook censure les images de nus dans le même temps où il laisse passer les injures racistes, misogynes, homophobes...), ils ne disposent d'aucun pouvoir de contrainte violente sur qui que ce soit, mais l'espèce de surveillance normative et vindicative exercée par leur intermédiaire, est plus pernicieuse : la censure était un acte d'autorité, elle devient un chantage exigeant l'autocensure. Et si possible la contrition. 

Toute l'évolution vers plus de liberté tient en un élargissement de l'espace dans lequel elle s'exerce, de l'écartement des limites qui y sont fixées. Cet élargissement, cet écartement est un processus historique, et séculaire, et ce processus est provoqué par des hommes et des femmes qui ont fait reculer ces limites en franchissant celles qui leur ont été imposées. Toute pensée, même la plus conformiste, la plus réactionnaire, peut être porteuse de trouble. Rien ne sera jamais plus obéissant, ni si irresponsable, qu'un cadavre.

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