Réveil de la gauche française ?

Quand la grève remet la question sociale au centre de la politique


Aujourd'hui, la France en est à son 34ème jour de grève, essentiellement dans les transports, contre la réforme du système de retraite proposée par le gouvernement, appliquant en l’occurrence  une promesse du candidat Macron à la dernière élection présidentielle. Cette mobilisation pour la défense du système de retraite contre la volonté gouvernementale de le réformer a d'abord cette vertu qu'elle réinstalle la question sociale, et la question des droits sociaux, au centre de la politique -et du clivage politique que Macron voulait dissoudre pour le recomposer à sa manière et dans l'intérêt de son maintien au pouvoir. A l'agenda politique du président et du gouvernement français, il y avait certes la réforme du système de retraite, mais il y avait aussi des débats sur l'immigration et la laïcité, dont on peut sans grands risque de s'égarer considérer qu'ils étaient là pour conforter la substitution macronienne  d'un clivage entre "ouverture" et "fermeture" au clivage gauche-droite. Cette substitution est précisément ce qui avait fait élire Macron contre Le Pen -un duel auquel il tient à réduire le choix des Français.  Or la mobilisation autour (ou plutôt contre) la réforme des retraites opère le mouvement inverse : on retrouve en effet, dans la rue et l'opinion publique, le clivage gauche-droite,  avec une droite qui soutient la réforme face à une gauche qui la combat, et qui  tente de s'y ressourcer.

Les syndicats français devraient relire Bourdieu

Dans un entretien au "Matin Dimanche", Thomas Piketty résume le soubassement social du pouvoir en place en France : il "regroupe les plus diplômés issus de l'ancienne gauche et les plus riches en patrimoine issue de la droite classique, c'est une façon de dire : on s'arrange entre nous et ces classes populaires qui votent Le Pen depuis vingt ans... elles nous emmerdent !". L'historien Gérard Noiriel note de son côté que dans son livre-programme "Revolution", Emmanuel Macron n'utilise jamais, ou presque, le mot "ouvrier" : "pour lui, le peuple se confond avec la classe moyenne". Autrement dit, le peuple n'existe pas. Et Piketty  : "à partir du moment où vous fermez la possibilité d'une redistribution entre classes sociales, à partir du moment où vous expliquez qu'il n'y a qu'un seul système économique et qu'on ne peut rien changer, et que la seule chose que peut faire l'Etat, c'est de contrôler ses frontières, il ne faut pas s'étonner que le conflit économique se focalise sur les douaniers et les histoires d'identité perdue". 
La première vertu de la grève "pour les retraites" est de remettre le conflit politique fondateur sur ses pieds -ce que le mouvement des "gilets jaunes" avait été incapable de faire, pas plus que n'en est capable la gauche politique, du PS aux "Insoumis" en passant par les Verts et les organisations de la gauche révolutionnaire : le mouvement d'opposition à la réforme du système de retraite est porté par les syndicats -et aucun syndicat français n'a plus de courroie de transmission politique "naturelle" : le PS est trop affaibli pour être efficace, le PC n'est plus qu'une force marginale et les "Insoumis" sont sans cohérence. 


Le mouvement social dont la France est actuellement le théâtre est donc porté par les syndicats, non par des partis politiques qui se coaliseraient pour offrir une alternative au pouvoir en place.  Et il faut bien se garder de tenir pour insignifiantes les faiblesses du mouvement mis en branle par les syndicats (principalement par la CGT), et de son recours fétichiste à la grève. D'abord parce que le front syndical n'est pas uni dans la durée : la CFDT, favorable à un système "universel" de retraite et à la fin des "régimes spéciaux" n'a rejoint la CGT qu'en y étant poussée par l'obstination gouvernementale à faire de l'"âge pivot" le totem de  la réforme (on apprend aujourd'hui que le gouvernement renoncerait à ce totem : on peut y voir une victoire, partielle, du mouvement de grève...)


Ensuite, il y a la question de la représentativité des syndicats français : la France est l'un des pays européens où le taux de syndicalisation est le plus bas. Et de fait, si les syndicats français sont puissants dans le secteur public, ils sont d'une faiblesse crasse dans le secteur privé. Leur puissance dans le secteur public leur donne un pouvoir de blocage considérable : quelques pourcent de grévistes au sein des salariés grévistes de la SNCF et de la RATP peuvent certes bloquer tout le réseau, pour autant que leur tâche professionnelle (aiguilleurs, conducteurs) soit essentielle au fonctionnement de leur secteur, mais le rapport de force que cela produit est en trompe l’œil.


La grève, en France, n'est pas ce qu'elle est en Suisse, cet ultima ratio du conflit social, cette réponse à des décisions prises sans négociation ou à des négociations qui n'aboutissent pas : elle est le moment d'ouverture de la négociation. En Suisse, on fait grève quand on ne peut plus faire autrement, en France on commence par faire grève pour constituer un rapport de force sur lequel s'appuyer ensuite. C'est un choix parfaitement rationnel, mais dont le défaut est qu'il tourne au réflexe, et qu'il est donc assez peu imaginatif. Des méthodes d'action plus innovantes ont toutefois été utilisées , comme  la réalimentation électrique des personnes à qui ont avait coupé le courant pour défaut de paiement, la mise en gratuité de lignes de metro ou de train... mais ces innovations sont restées marginales. 


Le conflit révèle et clarifie. Tout conflit est révélateur, non seulement de ses enjeux (lesquels n’apparaissaient pas toujours comme tels avant qu’éclate le conflit), mais également de ses acteurs, individuels et collectifs, et de leur capacité à la cohérence. Ainsi de nouvelles pratiques de lutte sont-elles, non à inventer (presque toutes le furent de longue date), mais à imposer là où le réflexe et l’habitude poussent au recours rituel à la grève (recours au surplus de plus en plus limité au seul service public, comme si seul le service au public était susceptible d’être remis en cause, et non le profit). Plutôt que d’arrêter les transports publics, il convient de les assurer gratuitement ; plutôt que de bloquer l’entrée des prisons, en ouvrir les portes ; plutôt que de cesser le travail dans les hôpitaux, cesser de facturer le travail aux patients…
 

Toute lutte, même éphémère, parcellaire, ponctuelle, même égoïste, est une victoire sur l’apathie collective. Encore faut-il désigner, sans se tromper, l’adversaire : rien ne conduit plus sûrement un mouvement social à sa défaite que son incapacité de désigner son adversaire. Pierre Bourdieu écrivait il y a vingt ans  qu'"Il n'est pas de préalable plus absolu à la construction d'un mouvement social européen que la répudiation de toutes les manières habituelles de penser le syndicalisme, (...) pas de tâche plus urgente que l'invention des manières de penser et d'agir nouvelles qu'impose la précarisation. (...) la précarisation généralisée peut être au principe de solidarités d'un type nouveau", par exemple en intégrant les mouvements de chômeurs "à un mouvement social capable de combattre et de contrecarrer les pouvoirs économiques et financiers sur le lieu même, désormais international, de leur exercice" Et Bourdieu de récuser l'opposition entre syndicalisme "protestataire" et syndicalisme "de négociation" : "les conquêtes sociales ne peuvent être obtenues que par un syndicalisme assez organisé à la fois pour mobiliser la force de contestation nécessaire pour arracher au patronat et aux technocraties de vraies avancées collectives et pour négocier et imposer à sa base les compromis et les lois sociales dans lesquelles ceux-ci s'inscrivent durablement".

Les syndicats français devraient relire Bourdieu.

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