Du droit au blasphème

Indissolubles libertés

L'"Affaire Mila" : Une adolescente de seize ans, lycéenne dans l'Isère, ans dit sur Instagram, avec les mots d'une adolescente de seize ans, son homosexualité et sa détestation de "toutes les religions", et particulièrement (mais pas exclusivement) de l'islam ("le Coran, il n'y a que de la haine, là-dedans"). Et immédiatement, la voilà la cible de torrents d'injures et de menaces de viol et de meurtre, quasiment justifiée par le délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM): "qui sème le vent récolte la tempête. Elle l'a cherchée, elle doit assumer". Et fort mal inspirée, la ministre de la Justice, questionnée sur une radio à propos de cette "affaire", assimile maladroitement, pour ne pas écrire stupidement, "l'insulte à la religion" à une "atteinte à la liberté de conscience" -ce qui est à la fois inacceptable et absurde. Inacceptable, parce que cela remet en cause un droit inhérent à la liberté d'expression : le droit au blasphème. Et absurde parce que rien ne peut remettre en cause la liberté de conscience , intérieure par définition, sinon la perte de conscience. Le ministre de l'Intérieur a donc dû recadrer sa confuse collègue de la Justice : "il n'existe pas dans ce pays et il n'existera jamais sous l'autorité de ce gouvernement de délit de blasphème". Et le président du CFCM fait de même avec son délégué général : "rien ne saurait justifier des menaces de mort". Utiles précisions. Qui justifient, au-delà de l'"affaire Mila", que l'on revienne, quitte à rabâcher, sur ce droit au blasphème que nous revendiquons et dont nous réitérerons inlassablement qu'il est si indissolublement contenu dans les libertés d'expression et de religion qu'on ne peut réprimer l'un sans attenter aux autres.


... ceux pour qui la liberté de parole est une hérésie en soi, et son usage un blasphème.

Qu'est qu'un "blasphème" ? étymologiquement, à partir du grec,une calomnie. La première Bible traduite en grec, la Septante, lui donne le sens d'une "calomnie" de la religion (la seule, la vraie, forcément, qui, elle, ne saurait calomnier une autre religion puisque toute autre religion est par définition fausse, mensongère, maligne, infidèle). Dès lors, le blasphème devient une notion (et un crime) commis exclusivement contre la religion : on ne peut blasphémer une philosophie, un projet politique, une expression artistique, on ne peut blasphémer qu'une religion, et plus restrictivement encore la seule religion de celui dénonce un blasphème, et aucun intégriste musulman, aucun fondamentaliste chrétien, aucun ultra.-orthodoxe juif ne concevra qu'on puisse blasphémer l'animisme ou la panthéiste). Ainsi le blasphème est-il pour le théologien catholique du XVIe siècle Francisco Suárez « toute parole de malédiction, reproche ou irrespect prononcé contre Dieu », tel qu'il est honoré par l'église régnante. Ce qui dit ici le théologien catholique peut sans aucun effort d'adaptation être redit par n'importe quel théologien d'une autre confession chrétienne, mais aussi par n'importe quel doctrinaire de n'importe quelle autre religion à dieu unique : il n'y a d'ailleurs guère de blasphème que dans le monothéisme...Aujourd'hui, le blasphème est défini par le Robert comme une "parole qui outrage la Divinité, la religion ". Mais qui définit précisément ce qui outrage une divinité ou une religion, sinon ceux qui parlent au nom de cette religion ? "Presque tous substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions et s'appliquent uniquement sous le couvert de la religion à obliger les autres à penser comme eux" (Spinoza).

Tout doit être permis, de toute moquerie et de toute dénonciation de toute religion, de ses croyances, de ses rites. Car se moquer d'une religion, ou la dénoncer ce n'est pas s'attaquer à ses adeptes en tant que personnes. Et "pour) assurer la sûreté de l'Etat, il faut laisser chacun libre de penser ce qu'il voudra et de dire ce qu'il pense" écrivait Spinoza. Mais une quinzaine d'Etats européens connaissent encore, dans leur code pénal, le délit de blasphème. Et d'entre ces Etats la Suisse , dont le code pénal (article 261) sanctionne l'« Atteinte à la liberté de croyance et des cultes » (comme si le "blasphème" des uns empêchait d'autres de croire en ce qu'ils veulent et d'y rendre culte) : « Celui qui, publiquement et de façon vile, aura offensé ou bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu, ou aura profané les objets de la vénération religieuse, celui qui aura méchamment empêché de célébrer ou troublé ou publiquement bafoué un acte cultuel garanti par la Constitution, celui qui, méchamment, aura profané un lieu ou un objet destiné à un culte ou à un acte cultuel garantis par la Constitution, sera puni d’une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus ». On notera l'usage du masculin ("celui"...), sans pour autant, hélas, en déduire que cet article ne s'applique pas aux femmes : si Mila était en Suisse, cet article archaïque pourrait lui être envoyé à la figure au milieu du flot d'injures et de menaces dont elle a été la cible. On rapprochera en tout cas ce texte du code pénal suisse de ce texte du code pénal algérien (article 144bis 2) : quiconque "offense le Prophète et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l'islam, que ce soit par voie d'écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen doit être puni de 3 à 5 ans d'emprisonnement d'une amende de 50'000 à 100'000 dinars". Les peines diffèrent (heureusement), pas la logique.

Qu'est-ce que de tels articles font encore dans les lois pénales d'Etats comme le Suisse ? La Cour européenne des droits de l'homme a rappelé le 2 août 2018, que "ceux qui choisissent d'exercer la liberté de manifester leur religion (...) ne peuvent raisonnablement s'attendre à le faire à l'abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui (...) et même le rejet par autrui de doctrines hostiles à leur foi". En somme, c'est le droit au blasphème qui est ainsi reconnu, car toute répression, réelle ou potentielle, du "blasphème" est une répression de la liberté religieuse, dans la mesure où toute religion peut être considérée comme blasphématoire d'une autre : affirmer la divinité de Jésus, comme le font les chrétiens, est un blasphème pour le judaïsme et l'islam, et nier la divinité de Jésus, comme la nient les juifs et les musulmans, un blasphème pour le christianisme... le panthéisme et le polythéisme sont blasphématoires du monothéisme, et l'athéisme est blasphématoire de toutes les religions théistes : est-il autre chose pour certains croyants que cette "offense à la croyance en Dieu" que sanctionne (encore) le Code pénal suisse ? On ne saurait défendre la laïcité sans défendre aussi le droit au "blasphème" : la laïcité est en effet indissolublement liée à la liberté de pensée et à celle d'exprimer sa pensée, et donc, comme leur condition incontournable, aux libertés de conscience et de religion (et d’irréligion) , avec pour seules limites celles que posent l'interdiction de nuire à autrui : "Si tel était le droit public que seuls les actes pussent être poursuivis, les paroles n'étant jamais punies, (...) les controverses ne tourneraient pas en sédition" -c'est encore du Spinoza. Et évidemment, l'auteur de ces paroles assez définitives s'est fait des ennemis de toutes les religions -il a d'ailleurs été exclu de sa communauté religieuse d'origine, juive, pour "athéisme" -en fait, il était panthéiste, mais peu importe ce genre de nuances à ceux pour qui la liberté de parole est une hérésie en soi, et son usage un blasphème.
Mais évidement, il y a loin d'un Spinoza aux crétins frénétiques qui ont promis viol et meurtre à Mila...

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