Erdogan, maître-chanteur

Parce que le COVID-19 n'efface pas les drames du monde...



Depuis un mois, Alors que le COVID-19 sévissait déjà, la Turquie d'Erdogan a ouvert ses frontières avec l'Europe et y a poussé des milliers, peut-être des dizaines de milliers, de migrants. Pour s'en débarrasser si l'Europe refuse de payer pour que la Turquie les reprenne,  mais surtout pour tenter de contraindre l'Europe, en la menaçant d'y envoyer "des millions" de migrants, à soutenir "sans discrimination et sans poser de conditions politiques", l'opération turque en Syrie -un conflit qui a poussé un million de personnes à se masser à la frontière turco-syrienne. L'Union Européenne et la Turquie avaient conclu en 2016 un accord par lequel l'UE payait la Turquie pour qu'elle stocke chez elle les migrants dont l'Europe ne veut pas. Cet accord a donné à la Turquie une arme contre l'Europe, et aujourd'hui la Turquie s'en sert. Un chantage ignoble, sans doute, mais rationnel. Et la Grèce, désormais gouvernée par la droite, est en première ligne d'une offensive turque dont les troupes, désarmées, sont des femmes, des enfants, des hommes prêts à tout pour gagner une terre plus sûre que la Turquie ou la Syrie. Et qui se retrouvent victimes dans les îles égéennes des pogroms lancés contre eux par les milices de l'extrême-droite grecque. Le haut-représentant de l'UE pour les affaires extérieures, Josep Borrel, lance aux migrants un désespéré (et désespérant) "N'allez pas à la frontière (gréco-turque). La frontière n'est pas ouverte. (...) Evitez de vous déplacer vers une porte fermée".  Fermée par l'Europe.  Angela Merkel déclare aujourd'hui qu'il est "inacceptable que le président Erdogan et son gouvernement expriment leur mécontentement (...) sur le dos des réfugiés" ? C'était elle qui avait négocié l'accord passé entre l'Union Européenne et la Turquie. Sur le dos des réfugiés, précisément... L'Europe est-elle arroseuse arrosée ou pompière pyromane ? 


Négociations de marchands de tapis ou de trafiquants d'esclaves ? 

Reçu par les dirigeants de l'Union Européenne, le Sultan de Turquie a exigé une rançon pour garder en Turquie les migrants qui veulent passer en Europe, et à l'OTAN, il a aussi réclamé un "soutien concret" dans la guerre qu'il mène en Syrie, contre le régime syrien, certes, mais aussi contre les Kudes -et surtout pas contre les djihadistes, dont il a enrôlé des milliers comme supplétifs de ses propres troupes. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel, l'ont exhorté à mettre fin à l'envoi en Europe de réfugiés et de Migrants stockés en Turquie à la demande et aux frais de l'Europe, et se sont déclarés disposés à payer pour cela plus que ce prévoyait l'accord déjà conclu entre l'UE et la Turquie. 


La Grèce est totalement débordée par l'arrivée de migrants que l'Europe est incapable de répartir entre ses 28 Etats membres. Début 2019, dans les îles grecques, 17'900 personnes étaient entassées dans cinq camps de réfugiés conçus pour 6400 personnes au total. Et sur le continent, 49'200 personnes sont entassées dans des abris provisoires. En 2018, la majorité des arrivées en Grèce étaient celles de femmes et d'enfants, dont la majorité ont moins de 12 ans. Dans les camps des îles, financés par l'Union Européenne, où elles et ils doivent rester pendant des mois, les requérante-s d'asile manquent de tout : d'abris contre les intempéries, de douches, de toilettes verrouillables, de nourriture, d'eau potable, de médicaments, de personnel médical (surtout pour les femmes enceintes, les jeunes enfants et les personnes handicapées). La merde et l'urine s'écoulent à ciel ouvert, les rats pullulent, les violences (y compris sexuelles) sévissent Et les milices fascistes rôdent. Il faut lire le dernier bouquin de Jean Ziegler ("Lesbos, la honte de l'Europe, Seuil), qui a Lesbos s'est senti comme Malaparte devant le ghetto de Varsovie  : honteux.


Mais si Jean Ziegler qualifie les camps de réfugiés des îles grecques de "Honte de l'Europe", L'Union Européenne, elle, qualifie la Grèce de "bouclier" de l'Europe. Un "bouclier" contre qui ? Cette rhétorique guerrière donne raison à  Porcinet (Salvini) et ses semblables : l'Europe est en guerre. Contre les migrants pauvres, contre les réfugiés de la guerre, de la misère ou des catastrophes climatiques. Contre les milliers d'hommes, de femmes et d'enfants poussés par Erdogan aux frontières de la Grèce et de la Turquie. Une guerre hors de tout droit (y compris le droit international), mais une guerre qui fait des milliers de victimes dans la seule Méditerranée. Une guerre qui ne se livre pas avec des bombes, des missiles, des tanks, mais avec des règlements et des accord entre Etats. Une guerre qui consiste surtout à ne pas agir -à laisser les migrants mourir dans la mer ou dans le désert- ou, quand on agit, à agir à l'inverse de ce que les lois nous enjoignent de faire. Par exemple en stockant les migrants dans des camps libyens, et dans conditions indignes. Ou, encore, en sous-traitant l'action : en  payant la Turquie pour qu'elle stocke chez elles les migrants qu'on ne veut pas voir entrer chez nous. Cette guerre, en Europe, est menée par l'Union Européenne. Qui a reçu le Prix Nobel de la Paix. Mais cette guerre est aussi menée par la Suisse. 15'000 personnes ont sollicité l'asile en Suisse en 2018 : c'est le chiffre le plus bas depuis plus de dix ans. Et c'est le résultat de la même politique menée par la Suisse et l'Union Européenne. Une politique qui consiste, notamment, à faire le plus large usage possible du "Règlement Dublin" pour renvoyer dans un pays de l'Union Européenne les réfugiés y ayant transité -la plupart des réfugiés venus d'Afrique ou du Moyen-Orient transitant forcément par un pays méditerranéen pour espérer pouvoir continuer leur périple.

Quelques faibles lueurs d'espoir clignotaient cependant, avant que la pandémie n'obsède gouvernants et gouvernés : Six Etats européens (dont la France et l'Allemagne), malgré les cris de leurs extrême-droites respectives, avaient accepté de prendre en charge 1500 enfants bloqués sur les 'îles grecques. 1500 enfants, c'est bien peu, mais ce serait 1500 enfants sauvés de la géhenne. Un premier pas -mais qui ne sera suivi d'autres que si une pression suffisante (une "insurrection des consciences" à laquelle appelle Jean Ziegler) sera faite pour cela. Et c'est possible : même en Allemagne, dont le gouvernement est tétanisé par le risque de "faire monter l'AFD" (l'extrême-droite) en rouvrant la porte aux migrants, 47 % des sondés (toujours avant la pandémie...) étaient favorables à cette ouverte (et même 70 % si elle se fait à des enfants). En Autriche, le Maire (vert) d'Innsbruck s'était dit prêt à accueillir dans sa ville 200 migrants en provenance de Grèce : "il y a des milliers de personnes dans des conditions matérielles misérables en Grèce alors qu'ici nous avons des centres de réfugiés vides, c'est notre devoir d'aider ces personnes qui sont déjà en Europe". C'était bien dit, et en Allemagne les Maires de Cologne, Düsseldorf, Hambourg et Potsdam, et les églises protestante et catholique, disaient la même chose, mais le Maire d'Innsbruck ne peut infléchir la politique xénophobe du gouvernement central et du chancelier conservateur Sebastian Kurz qui le dirige (en coalition avec... les Verts). Et qui plutôt que d'accueillir des migrants a décidé d'envoyer des policiers en Grèce pour les contenir du côté turc de la frontière. Du moins la position du Maire d'Innsbruck signale-t-elle que ce genre de choix ne fait pas consensus en Autriche. Pas plus que ne fait consensus en Suisse une politique qui consiste à ordonner le renvoi impossible d'un requérant débouté vers un pays avec lequel la Suisse n'a pas signé d'accord de réadmission, ou vers un pays où ce requérant court de graves dangers (prison, torture, maltraitance, travail forcé...) ou à débouter de leur demande d'asile de jeunes requérants ayant réussi à trouver un apprentissage en Suisse -et donc à les "désintégrer" après avoir exigé d'eux qu'ils s'"intègrent".

La Suisse, décidément, est bien en Europe.

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