Après 75 ans de présence, le Parti du Travail quitte le Conseil municipal de Genève

Cinq ans de vacances

Ce que vous allez (peut-être) lire aurait pu être dit lors de la dernière séance du Conseil municipal sortant, mais ne pourra l'être -faute à la restriction des possibilités d'intervention à l'"heure des hommages" (tous sincères, évidemment ) aux conseillères municipales et conseillers municipaux (toutes et tous méritantes et méritants, évidemment) qui quittent cet auguste cénacle. Je le publie ici à la première personne, en abandonnant pour l'occasion, le pluriel de majesté ou l'impersonnel d'humilité auquel je suis accoutumé. Parce que s'il y a un peu d'histoire dans tout cela, c'est que dans cette histoire, il y en a un peu de familiale. Donc de personnelle : il n'y a d'histoire que vécue par des gens. Et quand ces gens nous sont proches, leur histoire est aussi, forcément, la nôtre.  Donc la mienne : si je suis là, c'est que mes parents ont procréé juste avant de quitter le Parti du Travail. Si j'ai une soeur, c'est qu'ils ont récidivé, juste après avoir quitté le Parti du Travail. Et si j'ai un frère, c'est qu'ils ont encore récidivé, juste après que le Parti progressiste, scission du Parti du Travail opérée par Léon Nicole, ait échoué à le remplacer... On a, à gauche, un rythme quasi biologique, lancinant : au moins une scission par génération. Et là, le mot génération prend tout son sens...

"Le réel quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit"


Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans, de trente ans, de quarante ans, de cinquante ans,de soixante  de septante ans ne peuvent pas connaître : Il y a un peu plus de 77 ans, les 8 et 9 mai 1943, se tenaient à Genève des élections municipales. En pleine guerre mondiale. Seuls les hommes, et seuls les Suisses, évidemment, pouvaient voter et être élus, quoique 400 d'entre eux eurent été privés deux ans avant de leur droit d'éligibilité, dont mon grand-père, coupables qu'ils étaient d'être militants ou élus d'un parti interdit deux ans auparavant, le Parti socialiste genevois, ou d'un autre, interdit 7 ans auparavant, le Parti communiste genevois...

Ces élections de 1943, en Ville de Genève, virent le triomphe d'un nouveau parti, le Parti Ouvrier : sur les 64 sièges que comptait le Conseil municipal à l'époque, il en rafla 26. Le Parti Ouvrier changea de nom l'année suivante pour prendre celui de Parti du Travail, créé en 1944 au plan suisse. Dans d'autres communes, le même parti arracha le même succès -mon père fut ainsi élu au Conseil municipal de Meyrin. Cette hérédité chargée, je la revendique hautement, quoique n'ayant jamais été membre du PdT.

Je ne vous lirai pas la liste des premiers élus du Parti du Travail dans notre conseil -quelques noms pourront cependant vous faire mesurer la relativité du temps politique : Robert Ecuyer, René Jotterand, Ernest Leuenberger en Ville de Genève, ou Hans Holenweg à Meyrin...

Le 11 juin 1943 se tint la séance d'installation du nouveau Conseil municipal, et donc des 26 élus du nouveau parti. La séance est ouverte par le libéral Charles Martin-du-Pan, remplaçant du doyen d'âge (un autre libéral). Et il l'ouvre en proclamant que "le but du Conseil municipal n'est pas de faire de la politique... la politique s'invitera cependant dans la séance, grâce à l'intervention du représentant du Parti Ouvrier -du Parti du Travail, donc. En attendant quoi, on entendra le président de séance appeler à la défense des intérêts "tant spirituels que matériels de nos concitoyens", se plaindre (déjà...) de ce que "privés de notre espace vital (les anciennes zones franches), notre vie économique et notre commerce souffrent de l'encerclement d'une frontière virtuellement fermée", et appeler à "faire confiance au nouveau Conseil administratif" -qui ne comportait que des hommes de droite.

Pour une intervention politique, vraiment politique, on entendit le porte-parole du Parti Ouvrier, autrement dit du Parti du Travail, Jean Bommer : Il rappela que sa liste a été la première en Ville et que ses élus représentent à eux seuls 40 % du Conseil municipal -un poids que seul le Parti socialiste de Léon Nicole avait, avant son interdiction, réussi à peser. Mais il affirma que "ce résultat électoral remarquable ne donne cependant pas l'image exacte des forces populaires que groupe le mouvement représenté par la liste ouvrière", car ses électeurs ont été "privés du choix de choisir librement leurs représentants (puisque) environ 400 citoyens, dont la liste fut dressée par les soins du Conseil d'Etat, furent déclarés inéligibles". Dont le sieur Friedrich Holenweg -il y a des héritages qu'on a plaisir à cultiver, quand ils ne sont pas matériels, vous pouvez donc prendre mon intervention pour un hommage filial -et même petit-filial...

Jean Bommer continue : ces 400 électeurs"n'ont commis aucun délit à la suite duquel, par une condamnation, ils auraient été privés de leurs droits électoraux et d'éligibilité". Ils  ont fait pire : ils ont été militants syndicaux, communistes, socialistes. Jean Bommer rappelle ensuite qu'en 1941, après l'interdiction de la Fédération Socialiste Suisse par le Conseil fédéral, impliquant l'interdiction du Parti socialiste genevois, le Conseil municipal de la Ville de Genève prononça lui-même "l'exclusion des 26 conseillers municipaux socialistes accusés de propagation d'idées communistes" -il est vrai qu'après l'interdiction du parti communiste en 1936, les communistes genevois avaient collectivement adhéré au Parti socialiste genevois, qui les avait acceptés, ce qui avait suscité non seulement la fureur de la droite mais aussi celle du parti socialiste suisse -qui trois ans plus tard excluait tout le parti socialiste genevois, sauf une minorité, regroupée autour de Charles Rosselet et d'Alexandre Berenstein, qui créait alors un deuxième parti socialiste à Genève, le Parti socialiste de Genève, section officielle du parti socialiste suisse (qui ne dut d'avoir des élus qu'au soutien du parti radical...). D'une certaine manière, donc, estime Jean Bommer, en donnant à la liste ouvrière autant de sièges qu'en avait eu le PS, et dont il avait été privé, "le corps électoral de la Ville de Genève -et c'est tout à son honneur- a magnifiquement corrigé cette violation des droits de souveraineté du peuple et cette faute politique à l'occasion des élections municipales des 8 et 9 mai", alors même que le Parti Ouvrier, futur Parti du Travail, fut en réalité empêché de faire campagne : ses orateurs les plus connus furent interdits de parole pendant la campagne, les établissements où ils interviendraient étaient menacés de fermeture, et le Parti ne fut autorisé à publier des bulletins de campagne portant le titre de "Voix Ouvrière", qui devint celui en 1944 celui de l'hebdomadaire, puis quotidien du parti : c'était aussi ce temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître, où les partis politiques étaient capables de publier des quotidiens... Le Parti Ouvrier ne fut formellement autorisé qu'après les élections municipales que la liste ouvrière avait remportées... on était au printemps 1943  juste après Stalingrad et on se préparait à la défaite allemande,  et plus en juin 1941, juste après  l'invasion allemande de l'Union Soviétique quand on attendait la chute du Diable dont on s'autorisait à réprimer les partisans : quand la défaite allemande devint d'abord vraisemblable, puis certaine, la Suisse révisa prudemment sa position : elle ré-autorisa, sous un autre nom, les partis qu'elle avait interdits... et élut un socialiste, un ancien meneur de la Grève Générale de 1918, Ernst Nobs, au Conseil fédéral... Parce que cela ferait bien dans le décor de l'après-guerre d'avoir un ministre socialiste sous la main.

Jean Bommer conclut : nous avons gagné les élections sans avoir pu faire campagne, contrairement à nos adversaires, mais "des élections normalement conduites auraient amené une majorité ouvrière non seulement au sein de ce Conseil, mais également dans le Conseil administratif"... il faudra attendre quarante ans pour que la gauche -mais une gauche qui n'était plus "ouvrière"- prenne la majorité au sein du gouvernement de la Ville, grâce à l'élection d'Alain Vaissade. 

Cela fait donc 75 ans que le Parti du Travail siège dans notre Conseil. Dans une semaine, il n'y siègera plus. Je m'abstiendrai prudemment de gloser sur les raisons conjoncturelle de cette absence. Je me contenterai de rappeler qu'il ne dépend que de lui, et des électrices et des électeurs, que dans cinq ans, un parti qui a siégé dans ce conseil pendant trois quart de siècles y revienne.

  "Le réel quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit" (René Char)

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