Déjà pauvres, désormais démunis

L'image qui rend visible la pauvreté invisible


2000 personnes faisant des heures de queue pour recevoir un sac de produits de première nécessité, dans une des villes les plus riches du monde : c'était à Genève samedi et l'image qui a rendu visible la pauvreté invisible a fait le tour de la Suisse -et au-delà. Depuis le début de la pandémie, la Caravane de la Solidarité distribue de la nourriture et des articles d'hygiène à de plus en plus de personnes qui en ont de plus en plus besoin. La Ville de Genève lui apporte son aide, et Médecins sans frontières était là, samedi. A Genève, pas dans un désert, une savane ou un bidonville. Ce ne sont pas ceux qui crient le plus fort qu'il faut que tout reparte "comme avant" qui sont les premières victimes de la crise sociale collatérale de la crise sanitaire : ce sont ceux pour qui "comme avant", c'était déjà la pauvreté, sans aucune possibilité de supporter une baisse, à plus forte raison une perte, de revenu. Invisibles, ils étaient déjà pauvres, les voilà démunis. Mais visibles.


"La pandémie n'a pas suspendu la lutte des classes"
 
Le débat politique sur la "sortie du confinement" devenait assez comique : l'UDC et le PLR, majoritaires au Conseil fédéral, l'attaquaient furieusement, en s'en prenant d'abord aux deux udécistes du gouvernement, Ueli Maurer et Guy Parmelin, ciblés par Christophe Blocher et Roger Köppel, puisqu'ils sont, en tant que ministres des finances et de l'économie, en charge des dossiers de la "relance" et du "soutien à l'économie"... Mais Ignazio Cassis et Karin Keller Sutter, les deux ministres PLR, ne perdaient rien pour attendre... Pendant quoi les deux socialistes, Alain Berset en tant que ministre de la Santé et Simonetta Sommaruga en tant que présidente de la Confédération, incarnaient la lutte contre l'épidémie... Qu'est-ce qu'on se marrait... jusqu'à ce que le Conseil fédéral cède aux pressions de l'"économie" et que ses quatre ministres de droite réussissent à minoriser les deux socialistes et la démo-chrétienne (Ainsi, Ueli Maurer s'est épanché dans la NZZ en cassant un peu de sucre sur le dos de ses deux collèges socialistes, et en s'opposant au plan conjoncturel de relance qu'eux défendaient). Résultat : on déconfine,on restaure la "liberté du commerce et de l'industrie". Et tant pis pour la maîtrise, rendue beaucoup plus difficile, de l'épidémie. On n'écoute plus les médecins, on écoute les patrons. Et les compagnies aériennes Swiss et Edelweiss pourront bénéficier de garanties de crédit pour un milliard et demi -sans aucune condition environnementale.  


Selon un  sondage en ligne de l'institut Gfs effectué entre le 22 et le 27 avril, seul un quart (27 %) des sondés pensent que l'économie va se relever rapidement, 49 % pensent que cela va prendre du temps (les autres ne savent pas). Quant aux mesures prises pour freiner la pandémie, 43 % des sondés considèrent qu'elles causent des dommages excessifs à l'économie, 15 % qu'elles en causent à la santé, 42 % pensent qu'elles respectent l'équilibre nécessaire entre intérêts économiques et sanitaires. De toute façon, l'anthropologue Vinh-Kim Nguyen considère que désormais "le facteur de risque est de moins en moins biologique mais plutôt sociologique", et qu'il reflète "la manière dont notre société prend en charge les personnes vulnérables". La crise qui accompagne et suivra la pandémie de Covid-19 semble bien le confirmer. De toute façon, "opposer l'économie et la santé est un  faux débat. Si nous mourrons tous, il n'y aura plus d'économie". Du moins d'économie humaine : l'écureuil qui stocke ses noisettes fait de l'économie...et il en fait sans doute plus intelligemment que bien des investisseurs.
 
"La pandémie n'a pas suspendu la lutte des classes", écrit le syndicat genevois SIT, qui rappelle que dès le début de la pandémie, les syndicats genevois ont appelé à la suspension de toutes les activités économiques non indispensables à la population. Et le SIT de se demander "comment peut-on interdire les les réunions de plus de 5 personnes sur la voie publique et continuer à envoyer des centaines de milliers de travailleurs-euses sur leurs lieux de travail, la plupart du temps sans aucune espèce contrôle sur place de l'application des mesures sanitaires ?". Eh bien, on peut : Tous les commerces pourront  rouvrir le 11 mai, y compris les restaurants. Les musées et les bibliothèques aussi -mais pas encore les théâtres, les cinémas, les salles de concert. Mais s'en tiendra-t-on à un "retour à la normalité" comme si cette "normalité" était le mieux que l'on puisse souhaiter ou tiendra-t-on compte par des actes concrets de ce que cet épisode a révélé ?
 
Les métiers, les fonctions qui nous sont en ce moment d'entre les plus indispensables sont aussi d'entre les plus mal payés, et les plus exposés au virus (quoique tous aussi exposés, les médecins se trouvent plutôt dans les catégories salariales supérieures) : infirmières et aide-infirmières, nettoyeuses, vendeurs et vendeuses, livreurs... L'épidémie accentue les inégalités existantes, et en créée sans doute d'autres. Les cadres supérieurs et les professions intellectuelles télétravaillent, pas les nettoyeuses, les caissières, les chauffeurs, les livreurs, les éboueurs, les employés des centres de logistique des ventes en ligne.  Les syndicats genevois SIT et Unia annoncent avoir reçu de nombreux appels d'assistantes médicales  que leur patron, médecin, refusait d'autoriser à porter un masque, au prétexte que ça angoissait les patients. Des livreurs ont témoigné d'un refus de leurs employeurs de prendre en charge le coût des mesures de protection, alors que c'est pourtant aux employeurs d'assurer le respect des prescriptions sanitaires. Les ressources dont disposent les gens pour faire face à une pandémie sont inégales : une collectivité publique locale doit pouvoir intervenir pour compenser, autant qu'elle le peut, ces inégalités. Ici, les collectivités publiques ont ces moyens -ailleurs, plus au sud, elles ne les ont pas, ou en ont moins : qu'est-ce que cela signifie, le confinement, dans des bidonvilles indiens ou sud-africains surpeuplés ? qu'ont elles comme effet, les recommandations de se laver les mains là où on n'a pas d'eau courante ? 


"Les plus vulnérables paieront les conséquences de la crise pendant des années", résume Manon Schick, directrice pour encore quelques semaines d'Amnesty International pour la Suisse : cette crise est certes d'abord une crise sanitaire, "mais aussi une crise des droits humains", une restriction des droits de femmes (dans des hôpitaux débordés ou des Etats dont le système de santé "est en faillite", les avortements vont se refaire clandestinement et dangereusement, les situations de crise préexistantes à la pandémie vont s'aggraver dans l'indifférence ("plus personne ne s'inquiète de savoir ce qui se passe au Yemen" ou "ne s'intéresse aux réfugiés qui franchissent la frontière entre la Turquie et la Grèce" ou à ce que deviennent les prisonniers d'opinions dans les cellules en Iran". Ou les Ouïgours dans des camps de rééducation en Chine. Et même chez nous, au centre du monde, "suivant comment les Etats réagissent, cela risque d'accentuer les inégalités"... cela "risque" ? 2000 "invisibles", travailleurs pauvres, immigrants sans statut, sdf, faisaient la queue pendant des heures, aux Vernets, à Genève, pour recevoir un sac de nourriture... 
Décidément, non, "la pandémie n'a pas suspendu la lutte des classes" -elle l'a même rendue plus dure encore.


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