Télétravail, téléprivilège ?

Quant la pandémie fusionne lieu de vie et lieu de travail


Le frein brutal mis à l'"économie" par la lutte contre la coronapandémie a donné une vigueur considérable au passage du travail "sur place" au télétravail. De plus en plus d'entreprises envisagent désormais de pérenniser l'expérience faite pendant deux mois, de faire du lieu de domicile de nombre de leurs salariés, leur lieu de travail. Google et Facebook ont déjà invité leur personnel à oeuvrer à domicile jusqu'à la fin de l'année Mais à qui peut s'adresser cette incitation, voire cette obligation, au télétravail ? évidemment pas au personnel de production, de fourniture de services (le nettoyage, la manutention, la livraisons, les soins) impliquant forcément une présence, une relation, un acte physiques. Evidemment pas non plus aux agriculteurs. Le télétravail est impossible (contrairement au chômage partiel) quand on est nettoyeuse, aide-infirmière ou chauffeur de bus, et pourrait bien finalement n'être qu'un privilège de cadres et de dirigeants. Ou une aliénation de plus ?


le temps vient pour le travailleur de travailler pour sa propre liberté, et non plus pour sa survie.

On mesurera assez tôt les dommages possibles du télétravail pour les télétravailleurs : confusion de la vie professionnelle et de la vie privée et de leurs espaces, absence de relations physiques avec les collègues de travail, stress... et difficultés d'organisation et d'action syndicales des travailleurs, mais aussi dégradation du service public : quand on supprime des postes au guichet dans les services publics au profit d'une administration numérique, on ne réduit certes pas l'accès de la population jeune, formée, habituée au télétravail et aux télédémarches à ces services, mais on en prive toutes celles et ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale, parce qu'on les prive d'interlocuteurs réels capables de comprendre ce qu'ils ont à expliquer, et qu'ils ne peuvent expliquer à un écran. 


Les entreprises ont compris que le télétravail, quand il est possible et qu'il n'est pas perçu comme une contrainte, est plus productif que le travail posté : on ne perd par exemple plus de temps dans les trajets du domicile au lieu du labeur. En outre, il permet à l'employeur de faire des économies considérables dans l'aménagement des lieux de travail, puisque ces lieux se retrouvent être les lieux du domicile privé des télétravailleur, et dans l'acquisition ou la location des locaux de l'entreprise elle-même : plus besoin de sièges coûteux parce que devant être, pour des raisons symboliques ou de prestige, d'"image de marque", installés là où le foncier est le plus cher : au centre ville. Enfin, le télétravail ne remet pas forcément en cause le modèle salarial traditionnel, celui où ce n'est pas le travail qui est payé mais le temps de travail -ou plus précisément encore, le temps passé par l'employé sous le contrôle de l'employeur. On va soit en revenir à un paiement "à la tâche", comme dans l'artisanat, soit, si on veut garder le vieux modèle salarial,  devoir développer des systèmes intrusifs de contrôle à distance des employés, du temps consacré respectivement à leur travail et à leur vie personnelle et familiale, de leurs connexions, de leur vie à leur domicile privé... 

Le travail contraint (au sens désormais essentiellement de travail salarié) fut longtemps, et reste souvent, le seul moyen de survie pour ceux qui, contraints de vendre leur temps et leur force, et de les vouer à d'autres, doivent se vendre eux-mêmes pour ne point périr. La torture laborieuse était alors la condition de la survie physique. Nous n’en sommes plus là dans les pays du « centre », ceux du capitalisme socialisé, si nous y sommes encore à la périphérie, et nous ne jurerons pas que le travail soit encore « chez nous » le moyen de la survie physique, s’il reste le moyen de la survie sociale confondue avec l’intégration sociale: c’est par lui que l’on reste inside, que l’on évite le rejet dans la marge, que l’on peut continuer à satisfaire à la norme sociale. 
 
Cette quête de normalité dont le travail est la condition concourt à identifier le travail au salariat : ce n'est pas d'une activité socialement utile dont elle fait une condition de la normalité, mais d’une activité rémunérée en raison du temps passé à s'y livrer. Peu importe à quoi aboutit cette activité, et moins importe encore la qualité du travail qu’on y consacre, et l’évolution technologique n’arrange rien : que reste-t-il de l’ « éthique du travail bien fait » dans la production à la chaîne et dans la production numérique. Ce par quoi dans le travail, aujourd’hui et dans le capitalisme socialisé, le travailleur est exproprié de lui-même n’est pas la captation du produit du travail, mais la captation du temps passé au travail, c’est-à-dire le salariat. C’est par le salaire que le travailleur est exploité, par le salaire que la force et le temps qu’il vend lui sont achetés, par le salaire que cette vente aboutit à la vente du travailleur lui-même, par lui-même, en tant que travailleur. La condition de l’existence est en même temps la cause du vide de l’existence, les raisons de vivre sont ôtées par l’octroi des moyens de vivre. 
 
Retrouver le sens de la critique du travail, c’est aller plus loin dans la critique de l’ordre social que là où s’arrêtèrent Fourier, Marx, Proudhon, dénonçant les modalités du travail, les conditions faites au travailleur, mais non le travail lui-même. Si notre critique du travail n’est pas celle, aristocratique, qui prévalait pour ceux qui, dans la cité antique ou l’Europe médiévale forçaient esclaves ou serfs à travailler pour qu’eux-mêmes puissent se consacrer aux affaires publiques, à la guerre, à la prière, à l'orgie ou à la création culturelle, c’est que notre critique est fondée sur la volonté d’accorder à toutes et tous le droit que quelques-uns seulement s’étaient arrogés, sur le dos courbé d’une masse laborieuse les nourrissant. Que le grand nombre travaille pour nourrir le petit nombre est révoltant ; que nul ne travaille plus que pour lui-même, son plaisir et ses convictions, telle devrait être notre exigence. Et cette exigence est d’autant plus légitime que la robotisation réduit la masse de travail humain nécessaire, même à la production de la machinerie productive… 
Quand des robots fabriquent les robots qui travaillent à la place des travailleurs, quand des programmes et des algorithmes définissent le rythme, le lieu, le contenu du travail,   le temps vient pour le travailleur de travailler pour sa propre liberté, et non plus pour sa survie.

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