"Contre l'extrême précarisation : l'urgente régularisation"


Dire l'évidence


Le Conseil municipal de Genève a voté hier, à une forte majorité, contre l'opposition de la nouvelle alliance de droite (le MCG, l'UDC, le PLR) une résolution socialiste ("Contre l'extrême précarisation : l'urgente régularisation") demandant la régularisation de toutes les personnes sans statut légal (dites "sans papiers"). Il y avait à l'origine de cette proposition une image, un constat, un engagement. L'image, c'est celle des files aux Vernets lors de la distribution de sacs de nourriture. L'image des invisibles devenus visibles. Et gênants. Le constat, c'est celui fait par les enquêtes effectuées par Médecins sans frontières auprès des personnes présentes dans ces files : 65 % d'entre elles sont sans statut légal. Et donc sans droit à l'aide sociale. L'engagement, c'est celui que la Ville demande au canton, à la Confédération de prendre : les régulariser, leur donner un statut, et des droits. La Ville ne peut accorder un statut légal à ces personnes : c'est une compétence fédérale. Mais nous pouvons dire qu'elles en ont besoin, et qu'elle soutiendra toutes les mesures qui seront prises pour le leur accorder. A l'ouverture de toutes les séances du Conseil municipal, ses membres sont exhortés à travailler "pour le bien de la cité". Nous n'y avons ajouté que "toute la cité, tous ses habitants". Qu'ils aient ou non un statut légal. Parce qu'ils sont là. Rien que parce qu'ils sont là. 
 
Consentir à dire ce à quoi on s'exhorte...
 
"La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres", proclame le préambule de la Constitution fédérale. Qui est-il, ce "plus faible" des membres de la "communauté" ? Il est celui, celle, qui a quatre heures du matin se met dans une file devant une caserne désaffectée pour recevoir cinq heures plus tard un sac de nourriture. De qui parle-t-on ? On parle de requérants d'asile déboutés, de ressortissants étrangers sans permis de séjour ou avec un permis périmé, de travailleuses et de travailleurs sans permis de travail et ressortissants de pays non inclus dans la libre circulation. On parle notamment de travailleuses et de travailleurs de l'économie domestique , de  la construction, de l'hôtellerie et la restauration, des services, qui ont perdu leur emploi au noir ou au gris du fait du confinement. On parle de femmes et d'hommes que la pandémie a rendus visibles, contre leur gré, mais par nécessité. On parle surtout (mais pas seulement) de travailleuses et des travailleurs sans statut légal. Leur situation, déjà précaire, s'est encore aggravée du fait des mesures prises pour lutter contre la pandémie de coronavirus : nombre d'entre elles et eux ont perdu leur emploi, et la totalité de leurs revenus, alors même que leurs employeurs étaient tenus de continuer à les rétribuer. Elles et ils se retrouvent dans dans l'incapacité non seulement de payer leur loyer, mais même de se nourrir et, pour celles et ceux qui en ont, de nourrir leurs enfants. Leur absence de statut les prive de tous les droits sociaux garantis aux autres travailleuses et travailleurs et les contraint à accepter n'importe quelles conditions de travail et n'importe quel salaire. Ces personnes ne souhaitent qu'une chose : travailler légalement, remplir les obligations qui incombent à toutes et celles qui disposent d'un statut légal, payer leurs cotisations sociales et le cas échéant des impôts, pouvoir signer un bail -bref : pouvoir vivre au grand jour.
 

La question de leur statut est donc centrale, et la régularisation de leur situation légale est la condition préalable à leur sortie de la précarité et à leur émancipation de la nécessité de trouver jour après jour les moyens de survivre. L'opération Papyrus à ouvert une voie -il convient de la laisser ouverte, et de l'ouvrir plus grand encore : Papyrus  aboutira sans doute à quelque 3000 régularisations. Et donc, laissera au moins 10'000 personnes non régularisées, dont il est illusoire, et hypocrite, d'attendre qu'elles quitteront Genève et la Suisse pour la seule raison qu'elles n'y obtiendraient aucun autre statut que celui de n'en avoir aucun. Quitteraient-elles notre ville, notre canton et notre pays qu'elles seraient immédiatement remplacées par d'autres, plus précarisées encore. 

Qu'a dit la Ville de Genève, et que dira-t-elle à ceux qui peuvent le faire ? elle dit qu'il est urgent et nécessaire de donner un statut légal à plus de 10'000 personnes vivant à Genève sans un tel statut, comme on a réussi à le faire pour 3000 d'entre elles  dans le cadre de l'opération Papyrus.  La Ville ne peut le faire elle-même puisque ce n'est pas une compétence municipale, mais elle le demande  à ceux qui en ont la compétence de le faire, et les assurer de son soutien s'ils le font.

La Ville dit que ces personnes qui travaillent ici doivent avoir les mêmes droits que les travailleuses et les travailleurs disposant d'un statut  -et d'entre ces droits, celui à une aide sociale. Et en disant que ces personnes doivent avoir des droits, elle dit qu'elles peuvent aussi avoir des devoirs -celui de payer des cotisations sociales et, si leur revenu est suffisant, des impôts. Car celles et ceux qui n'ont pas de droits n'ont aucun devoir : en sortant de la féodalité, on est sortis d'un système où on n'avait des droits qu'octroyés, à bien plaire, par ceux qui leur imposaient des devoirs.
Enfin, la Ville dit que ce n'est pas en niant un problème qu'on le résout, que ce n'est pas en cachant une réalité qu'on la prend en compte, et qu'on se donne les moyens d'y répondre.
 
En acceptant la résolution que les socialistes lui présentaient, amendée par les Verts pour préciser l'engagement attendu des autres communes et de la République, le Conseil municipal n'a finalement accepté, comme il s'y exhorte lui-même, qu'à "servir le bien de la cité qui (lui) a confié sa destinée" (ce qui est toutefois beaucoup dire), et refusé d'ignorer  la situation de milliers de personnes privées de droits, contraintes, faute d'avoir accès à l'aide sociale (c'est un droit, mais qui suppose un statut légal) à recourir à des distributions caritatives de nourriture.

Ainsi, peut-être, pourrons nous sortir de l'hypocrisie régnant autour des travailleuses et des travailleurs sans statut légal, et de l'acceptation de la présence d'au moins 10'000 d'entre elles et eux (selon une estimation de Caritas), au vu et au su de toutes les autorités de ce canton et de ce pays. Dire cette réalité, ce n'est certes pas encore la changer. Mais on ne la changera pas sans l'avoir dite. Nous l'avons dit. Il nous reste donc à la changer.


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