Manifestations joyeuses et combattives contre le racisme


L'aube de la rue


Plus de 10'000, peut-être 12'000 manifestants contre le racisme (ce sont les chiffres de la police), à Genève mardi dernier, après trois mois de semi-confinement. Pour la troisième fois en un an, après les mobilisations climatiques et la grève des femmes, la rue s'est emplie d'un refus massif. Dix ou douze mille 12'000 personnes manifestaient mardi, trois s'en aigrissaient le lendemain sur Léman Bleu... Sans doute auraient-elles voulu que la manif' fût interdite et dispersée... riche idée : lancer la police contre dix ou douze mille personnes qui manifestent contre les violences policières. Ou alors, faire appel à l'armée et tirer dans le tas ? Comme il aurait fallu tirer dans le tas des 2000 cyclistes tournant autour de la plaine de Plainpalais le mois dernier ? ou des femmes manifestant sur la Plaine aujourd'hui ? Pour l'urgence climatique, pour l'égalité des droits, contre le racisme, ces manifestations à la fois joyeuses et combattives furent de grands moments, auxquels les quelques aigreurs exhalées dans quelques media ne peuvent attenter... L'aube de la rue concourt à dissoudre les monstres du racisme, et c'est tout ce qui nous importe.


"Une civilisation qui ruse avec ses principe est une civilisation moribonde" 


On revient sur la grande manifestation de mardi dernier, précisément pour ce qu'elle manifeste, sans ignorer les ambiguïtés (pour user d'un euphémisme) qu'elle trimballe (comme en trimballe toute manif de cette ampleur). Ainsi de l'espèce de "racisme alternatif" que le "noirisme" à la Duvalier manifestait, que René Depestre dénonçait comme une injure à la négritude césairienne, et dont un Mugabe fit le socle de son pouvoir. Dans les deux cas cependant, il s'agissait moins d'une conviction raciste que d'un calcul politique. Peu importe :  répondre à "tous les nègres sont des sauvages" par "tous les blancs sont des salauds", ce n'est pas seulement répondre à une connerie par une autre, c'est surtout se rendre incapable de combattre ce qu'on prétend combattre : le racisme. Pas "un" racisme, mais "le" racisme. Celui, par exemple, qui fait de la couleur de la peau le critère d'une identité à la fois personnelle et collective : nous n'écrivons pas ici en tant que "blanc"écrivant des "noirs" -ne serait-ce que parce que personne n'est blanc s'il n'est pas albinos, ni noir s'il n'est pas carbonisé.

Il en va des pulsions purificatrices qui s'abattent sur les livres, les films, les peintures, les sculptures de la même connerie que celle du "racisme alternatif"  : on peut sans doute admettre que la statue d'un négrier comme Edward Colston, Robert Milligan ou David de Pury,  ou d'un quasigénocidaire colonial comme Léopold II ou Cecil Rhodes, voire d'une Joséphine de Beauharnais, qui convainquit son Bonaparte d'époux de rétablir l'esclavage qu'avait aboli la Convention, n'ait rien à faire dans l'espace public (pas plus, soit dit au passage, qu'ait encore à  faire Cromwell sur le Mur des Réformateurs), ni les "têtes de Nègre", les Mohrenköpfe et les pubs "y'a bon Banania" dans les magasins (il conviendrait néanmoins de ne pas se tenir quitte de tout engagement antiraciste une fois changé les noms de ces produits) -mais quel sens cela peut-il bien avoir d'exiger que l'on expurgeât les bibliothèques, les librairies, les listes de films à disposition, les musées, des œuvres de créateurs trimballant les ignorances, les préjugés, les stupidités, ou même les saloperies de leur époque, comme le "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell trimballe à la fois les années trente du XXe siècle et celles de la Guerre de Sécession vue du côté sudiste et comme nous trimballons forcément ce que notre propre époque nous lègue et qui sera peut-être voué à l'exécration publique dans cinquante ou cent ans ? De quels auteurs du XVIe siècle aurait-on encore le droit de se procurer les livres si on n'autorisait que ceux exempt du racisme régnant en leur temps ? Montaigne, sûrement. Erasme et Rabelais, sans doute. Mais qui d'autre ? Et ne parlons même pas, pour le XXe siècle, de Céline ou d'Ezra Pound... 


Le racisme suppose d'abord que l'on considère comme une réalité constitutive de l'humanité l'existence de races humaines différentes et coexistantes, et ensuite que l'on établisse une hiérarchie entre ces "races" (hiérarchie au sommet de laquelle, forcément, se place celui qui la proclame, sinon à quoi bon la proclamer ?), en considérant leurs différences comme des inégalités constitutives... Sur quoi, scientifiquement, repose cette proclamation de l'existence de races humaines au pluriel ? Plus sur rien. Les racistes ne se contentent évidemment pas du constat que plusieurs races humaines ont naguère coexisté (les néanderthaliens, les dénisoviens et les "hommes modernes", par exemple), ils proclament qu'aujourd'hui des races humaines différentes coexistent. Mais cela ne manifeste qu'une confusion entre groupes humains et races humaines. La race, telle que le racisme la postule, est une construction sociale sans fondement biologique -ce qui permet de transformer aisément une religion en "race" : ainsi l'antisémitisme a-t-il constitué une "race juive" et n'est-on pas loin aujourd'hui de constituer une "race musulmane"...   Ainsi le racisme (basique ou alternatif) fait-il de la couleur de peau une identité culturelle.  


Génétiquement, les groupes humains actuels ne diffèrent entre eux que pour 0,1 % du génome humain. Un pour mille, c'est trop peu pour fonder une différence raciale, si c'est assez pour distinguer des groupes. Certes, il y a des variantes génétiques qui constituent des groupes humains aux traits différents, mais ces groupes ne sont pas plus des races que ne le seraient des groupes sanguins : que 90 % des Amérindiens étaient, dans les années '30 du siècle dernier, du groupe O ne faisait pas des Amérindiens une race différentes des Anglo-saxons qui les exterminèrent. Ainsi, les races humaines ne sont-elles qu'une construction culturelle et un mythe social -nous disons bien LES races humaines. LA race humaine, elle, existe, et il n'y en a plus qu'une. Une race de primates venus d'Afrique. De grands singes, en somme. Comme les gorilles, les chimpanzés, les orangs-outangs et les bonobos. Et pas moins qu'eux exempts de racisme. Mais plus qu'eux capables de lutter contre. Une lutte qui est aussi une lutte contre soi-même : le racisme existe partout, depuis toujours, en toutes et tous. Il réside quelque part dans notre cerveau reptilien, entre l'instinct de la peur de l'autre et celui du territoire et  il a de multiples concrétisation,  de la discrimination à l'embauche au génocide. "En tant que noir, vous éviterez d'aller dans certains quartiers pour ne pas être pris pour un dealer", témoigne le Maire du Grand Saconnex, Laurent Jimaja. Ce délit de faciès, c'est déjà du racisme. Il est donc à combattre partout -en nous d'abord, certes, mais dans toutes ses manifestations. Et en mobilisant pour cela tous les moyens, tous les instruments disponibles. La manifestation en est un, qui rend visible la dénonciation du racisme.  La loi en est un autre, qui donne des instruments à cette dénonciation. Et le bon vieil "universalisme républicain", qui constitue des citoyennes et des citoyens sans les définir par leur groupe ethnique, leur religion ou leur apparence, lie la gerbe... 

Revenons à nos moutons indigènes (blancs et noirs) :"La Suisse n'est pas un pays raciste mais il y a du racisme en Suisse", observe la présidente de la Commission fédérale contre le racisme, Martine Brunschwig-Graf. Comment pourrait-il ne pas y en avoir en Suisse quand il y en a partout ailleurs ? Et par quel miracle aucun Suisse n'aurait été impliqué dans la traite négrière, lors même que la Suisse ne fut pas, en tant que telle, négrière ?  Et comment  des Suisses parmi les plus notables auraient-ils pu être préservés d'un racisme dominant dans la société, la science, la culture de temps ? En Suisse aussi, on eut des "villages indigènes" dans quelques expos nationales, en Suisse aussi on eut des théoriciens du racisme. Et en Suisse aussi, des "noirs" sont morts (trois, rien que dans le canton de Vaud entre 2016 et 2018) pendant ou après une intervention policière... Pour autant, selon une enquête récente de l'Office fédéral de la statistique, 60 % des personnes interrogées estiment que le racisme doit être combattu -pas seulement le racisme anti-noir, mais le racisme en soi -y compris l'antisémitisme, l'islamophobie, les discriminations et les exclusions fondées sur l'origine ou l'appartenance... La Suisse officielle a posé la lutte contre le racisme comme l'un de ses principes ? Fort bien, mais il lui reste à mener cette lutte partout où elle doit l'être -et pas seulement dans les texte : sur le terrain, aussi -sur le terrain surtout. Partout où ce qu'on proclame doit se traduire en actes, sachant que le racisme "en soi" ne serait rien s'il n'y avait des racistes : on ne dénonce pas seulement une idée fantasmatique, on dénonce aussi des pratiques.
 
Ne serait-ce que parce qu'"une civilisation qui ruse avec ses principe est une civilisation moribonde" (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)

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