Télétravail que vaille
Libération
provisoire ou peine de substitution ?
Selon l'USAM (le
syndicat patronal des PME), la productivité des entreprises
suisses a augmenté jusqu'à plus de 16 % pendant la crise
pandémique, soit une quinzaine de fois plus qu'en temps
normal. Et qui pourrait douter de l'Usam ? Ce n'est pas que le
coronaviurus soit tayloriste, c'est qu'avec moins de personnes
au travail, la production globale s'est à peine tassée (le PNB
n'a reculé que de 2,6 % pendant le premier trimestre), que les
employés ont privilégié les travaux essentiels et rationalisé
eux-mêmes leur travail et que le confinement a accéléré la
diffusion du télétravail : en vingt ans, la part de celles et
ceux qui pouvaient (ou devaient) s'y adonner est passée d'un
salarié sur dix à un sur quatre. Au début du confinement, de
grandes entreprises faisaient le pas : la Banque cantonale de
Zurich a mis les deux tiers de ses 5000 employés en
télétravail, La Poste 8000 de ses 40'000 employés, Coop et
Migros une partie notable de ses employés administratifs. Mais
avant la pandémie, plus d'un million de travailleuses et de
travailleurs travaillaient déjà, au moins ponctuellement, à
domicile, en Suisse (surtout des femmes, des jeunes, des
personnes à la santé fragile ou des travailleuses et
travailleurs sur mandat). Selon un sondage de
Colombus Consulting, fin mars, 80 % des employés travaillant à
domicile depuis le début du confinement (ils sont 1,4 millions
en Suisse à l'avoir pratiqué en cette période, en sus de celles
et ceux qui le pratiquaient déjà avant) souhaitent pouvoir
continuer à pouvoir télétravailler, au moins partiellement et
comme leurs employeurs, ces télétravailleurs considèrent que les
avantages du travail à domicile compensent largement ses
désavantages : moins de temps de transport, moins de pollution,
conciliation plus libre entre la vie privée et l'activité
professionnelle d'un côté, moins de stress et moins de
surveillance physique, mais confusion des lieux de travail et de
vie, absence de lien social au travail, réduction de la capacité
d'innovation et de l'intelligence collective, affaiblissement de
la capacité d'action syndicale, de l'autre. Pour les employeurs,
en outre, le gain est un gain de productivité : ils peuvent
focaliser l'organisation du travail sur les objectifs à
atteindre dans un délai donné, non plus sur la présence sur les
lieux de travail. Et faire des économies sur les équipements du
lieu de travail puisqu'il est équipé par le travailleur ou la
travailleuse qui y habitent. La question se pose de savoir qui
paie les communications nécessaires au télétravail, et si
l'employeur ne devrait pas participer au loyer et aux charges du
domicile de l'employé dès lors que ce domicile devient son lieu
de travail ...
De
la dialectique de l'épée et du bouclier à celle de la souris
et du bouton d'arrêt...
La séparation des lieux de
travail et de domicile pouvait être comprise (à condition de ne
pas regarder de trop près l'état du domicile) comme une sorte de
libération : les travailleurs avaient un "lieu à eux" -sauf
qu'il leur était souvent fourni par leur patron et qu'ils le
perdaient en perdant leur travail. Progressivement, ce lieu,
celui de a vie personnelle et familiale, avait gagné en qualité,
en confort, en hygiène. On n'est pas sûr qu'en faire, ou en
refaire, un lieu de travail, comme dans l'artisanat d'avant la
révolution industrielle, soit un progrès, et par bien des
aspects, cette nouvelle fusion des deux lieux de vie, la
personnelle et la professionnelle, peut apparaître comme une
régression -sauf pour les employeurs, qui peuvent y trouver à la
fois une source d'économies et de rentabilité : la productivité
du télétravail semble bien plus grande que celle du travail
posté... et
l'employeur peut faire de substantielles économies de
locaux, d'équipements, de déplacements. Il n'est pas anodin
qu'un syndicat patronal aussi droitier que l'USAM saisisse
l'occasion de la sortie de crise sanitaire pour demander au
Parlement d'"assouplir" la loi sur le travail, de faciliter
le télétravail, de permettre à certains employés de pouvoir
travailler jusqu'à 67 heures par semaine, de quatre heures
du matin à minuit. Ni que Facebook prévoie de faire
travailler à distance la moitié de son personnel. Ni que les
trois quarts des directeurs financiers des 15'000
entreprises assistées par le cabinet de conseils aux
entreprises Gartner songent à développer le télétravail...
Pour les travailleurs, la privation du contact humain, la séparation des collègues, la fatigue du travail sur écran, la flexibilisation outrancière des horaires, la confusion du privé et du professionnel, les troubles du sommeil, le remplacement d'un contrat par un mandat transformant fictivement l'employé en "indépendant", histoire de se soustraire aux protection de la loi sur le travail et des conventions collectives, ne peuvent être évacués d'un revers de main virtuelle dans une conférence zoomée... même si selon un sondage de Syndicom, la majorité des télétravailleurs du temps de confinement souhaitent poursuivre l'expérience, ne serait-ce que pour échapper aux petits chefs et au temps perdu à se déplacer entre le travail et la maison. Mais que des employés veulent continuer à télétravailler ne signifie pas qu'ils en ignorent les aspects négatifs. Après tout, les mineurs aussi se battaient pour pouvoir continuer à descendre dans les puits, même au prix de la silicose ou des coups de grisou, et le télétravail n'a pas le même goût selon qu'on s'y livre dans une villa à la campagne ou un studio en ville... et on sait déjà qu'aux damnés de la terre peuvent succéder des damnés de l'écran -d'où la revendication d'un nouveau droit fondamental : celui de l'éteindre, l'écran, l'ordinateur, la tablette, le smartphone... et de soustraire à la surveillance numérique de son patron, comme on avait conquis le droit de de soustraire à sa surveillance physique.
Ainsi, à chaque
apparition d'une nouvelle forme d'organisation du travail, la
nécessité d'une nouvelle forme de combat syndical (et
politique), sur un nouveau terrain, se fait jour. La vieille
dialectique de l'épée et du bouclier, en somme... mutée en
dialectique de la souris et du bouton d'arrêt...
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