Rêve + évolution = révolution

Un autre monde est (toujours) possible


On avait applaudi depuis nos fenêtres, nos balcons, nos terrasses, les travailleuses (surtout) et les travailleurs de la santé, des magasins, du nettoyage, des transports publics, de la voirie... et même de la police. Et après ? On a engagé du personnel nouveau pour compenser les sous-effectifs à l'hôpital ? on a augmenté les salaires ? on a intégré les services de nettoyage dans la fonction publique ? A-t-on même suivi l'exemple du gouvernement espagnol et de son projet d'instaurer les premiers éléments d'un revenu universel (mais en le réservant dans un premier temps aux personnes laissées sans ressources par la pandémie, et en le fixant aux alentours de 400 euros) ?
Pour un groupe de dix-huit personnalités d'horizons divers et de militantes et militants de gauche romands*, un autre monde est (toujours) possible après la pandémie. Toujours possible, et même désormais nécessaire : elles et ils, pour qui, comme en témoigne Michel Bühler, "une chose était sûre, il y aurait un après. Et cet après serait radicalement différent du monde d'avant". Et les voilà qui refusent d'en revenir à l'a-normalité du statu quo ante, alors que tout semble y concourir : "tout redémarrait comme en 14", soupire Michel Bühler, "ils n'ont rien compris, le choc de société n'a pas eu lieu", ponctue Nago Humbert.  Michel Bühler et Nago Humbert ont donc contacté quelques personnalités proches ou amies, et leur ont demandé de présenter, chacune dans son domaine, des pistes concrètes pour "bâtir un monde nouveau". On trouvera leur manifeste et leurs contributions sur https://www.manifeste2020.ch/

* Cora Antonioli, Barrigue, Michel Bühler, Franco Cavalli, Liliane Christinat, Jacques Dubochet, Sergio Ferrari, Nago Humbert, Amanda Ioset, Alexandre Jollien, Vincent L’Epée, Pierre-Yves Maillard, Anne Papilloud, Philippe Roch, Sergio Rossi, Ana Ziegler, Jean Ziegler, Josef Zisyadis. 



"Vous voyez les choses et vous dites : pourquoi ? Moi, je rêve de choses qui n'ont jamais existé et le dis : pourquoi pas ?" (George Bernard. Shaw)...
 

Parler de révolution un 14 juillet, c'est un marronnier. Aujourd'hui, 14 juillet, c'est Fête Nationale en France. Et Macron fera des discours. Et le Secrétaire d'Etat Jean-Baptiste Lemoine, en visite (avec le Conseiller fédéral Igniazio Cassis) à la douane de Thônex-Vallard pour remercier les douaniers et garde-frontières et célébrer la réouverture des frontières, a annoncé que Macron allait "remercier la Suisse au cours des cérémonies du 14 juillet". Et Alain Berset est invité (avec les ministres de la santé du Luxembourg, d'Autriche et d'Allemagne) aux célébrations à Paris, dans la tribune présidentielle (pour remercier la Suisse d'avoir accueilli des malades français du Covid)... et essayer de lui fourguer des avions de combat Rafale... ... Et le drapeau suisse flottera sur les Champs-Elysées et à la Concorde... Que demander de plus ? qu'il flotte sur la Bastille ? Hélas (trois fois), elle a été prise et démolie par des émeutiers... c'est le problème, avec les Révolutions, elles laissent derrière elles de beaux souvenirs, mais aussi des gravats...
"Adieu, vieux monde !", jubile Ana Ziegler, de Grève pour le climat, dans le "Manifeste 2020". C'est sans doute ce que pouvaient se dire les insurgés de juillet 1789, prenant la Bastille et promenant la tête de son gouverneur au bout d'une pique. C'était, 1789, une révolution libérale (la révolution radicale, ce sera 1792 -et pour la socialiste, il faudra attendre la Commune). Depuis cette révolution bourgeoise, plus aucune révolution n’a vaincu. C’est que la mesure même de la victoire ou de la défaite de la révolution a changé : il s’agissait en 1789 de renverser le pouvoir d’une classe, et les institutions qui matérialisaient ce pouvoir, pour lui substituer le pouvoir d’une autre classe, avec les institutions le matérialisant. Il ne s’agit plus désormais pour la révolution de substituer une classe à une autre, d’installer un pouvoir à la place d’un autre, mais d’abolir les classes, et de se passer des pouvoirs. Ou, comme nous y invitait Michel Foucault, de ne plus se demander « comment on nous gouverne » mais « comment nous gouverner nous-mêmes ». Vouloir être maître à la place du maître, c’est se résigner à la maîtrise en la revendiquant pour soi, et se contenter d’un changement de maître. Ne vouloir qu’être « comme le maître », ou posséder ce que le maître possède, c’est rester esclave -et esclave envieux. La liberté n’est pas un horizon : elle est à la fois un projet et le moyen de ce projet.
A défaut de révolutions victorieuses, notre histoire est parsemée de moments révolutionnaires, de parcelles de révolutions exprimant toutes la nécessité de la révolution, mais n’en concrétisant, pour un temps, que tel ou tel élément. Chacun de ces moments néanmoins est un moment de rupture, qui exprime, en interrompant le cours « normal » des choses,  à la fois la nécessité et la possibilité d’une rupture plus grande encore. Ainsi avançons nous de ruptures en ruptures, jusqu’à ce que, aidés en cela par les succès même du capitalisme, cette scansion de victoires temporaires et de défaites remédiables aboutisse à la rupture ultime.
En un temps où servi à toutes les sauces le mot même de « révolution » semble ne plus rien signifier qui importe, parce qu’il a été plus souvent utilisé pour désigner ce qui trahissait l’idée même de révolution que pour désigner la révolution elle-même, il faut bien commencer par rappeler ce qu’elle est, et en quoi nous sommes désormais si peu nombreux à croire encore : un bouleversement de la politique, des institutions et des rapports sociaux existants. Et un bouleversement pour le mieux, non pour le pire. Mais il n’y a pas d’inéluctabilité de cette rupture ultime. Nous en proclamons certes la nécessité, nous croyons en sa possibilité, mais nous avons appris de notre propre histoire qu’il ne suffit pas de proclamer la première et d’affirmer la seconde pour les concrétiser. L’histoire n’a pas d’autre logique que celle qu’on lui donne, ni d’autre marche que celle des hommes qui la font. Or chacun d'entre nous est deux : celui ou celle qu'il ou qu'elle est, celui ou celle qu'il ou elle se rêve ou veut être. 

L’exigence de la révolution naît de la nécessité d’affronter la réalité : Spinoza professait déjà que la philosophie et la politique étaient nécessaires contre la réalité, parce que la réalité n’est que servitude et violence. La servitude, c’est le salariat et la propriété privée. La violence, c’est l’Etat.  La révolution étant le projet de « ramener sur terre la foi en l’impossible » (ce que disait Edouard Quinet de la révolution française), ne peut se dire aujourd'hui révolutionnaire que toute organisation et toute volonté, individuelle ou collective, mais seulement cette organisation et cette volonté, qui se donne pour but l’abolition de l’Etat, du salariat et de la propriété privée, et traduit cette volonté en actes. Il importerait dès lors assez peu que cette transformation radicale se fasse par une révolution (un moment révolutionnaire) ou une réforme radicale (un processus révolutionnant) aboutissant au même résultat en prenant un peu plus de temps, si l’hypothèse d’une réforme radicale aboutissant au même résultat qu’une révolution n’était obstinément révoquée par les faits tant que cette réforme accepte de se tenter dans le respect des institutions existantes. Si elle ne s’y contraint pas, le processus révolutionnant vaut le moment révolutionnaire. D’ailleurs, les révolutions qu’on attendait jamais ne se produisirent, et seules les révolutions que personne n’attendait se firent –et ailleurs, et autrement, et sur d’autres champs que ceux que l’on attendait.
Ne sont révolutionnaires qu’une organisation et une volonté qui refusent la parcellisation de la critique, la division du travail politique, la médiation et la représentation de la volonté de changement. La critique du monde tel qu’il est, est la critique de la totalité de ce monde, sauf à n’être qu’une critique réformiste de certains de ses aspects, impliquant l’adhésion à d’autres et cultivant l’ignorance volontaire que ce que l’on critique et dont on proclame le nécessaire changement est toujours produit par ce que l’on accepte. La social-démocratie ne peut changer le monde, puisqu’elle admet l’Etat, le salariat et la propriété privée ; le léninisme n’a pas changé le monde, puisqu’il a pris et gardé l’Etat ; le capitalisme a changé le monde de la féodalité, parce qu’il a tout contesté, et tout changé de ce qui définissait le féodalisme et de ce sur quoi le féodalisme était construit. Nous avons d’abord à apprendre de nos ennemis d’aujourd’hui que la révolution n’est possible qu’en abolissant concrètement les règles, les normes et les institutions du monde tel qu’il est. Le capitalisme l’a fait. Le socialisme ne l’a pas encore fait. Il ne suffit pas de prendre le pouvoir, il faut aussi prendre les moyens de l’exercer –et de l’exercer autrement qu’en en faisant le moyen d’obliger les autres à faire ce qu’ils ne feraient pas s’ils n’y étaient obligés, ou leur interdire de faire ce qu’ils feraient s’ils n’étaient pas contraints d’y renoncer.
Il n’est pas de révolution possible sans révolution dans, et de, la vie quotidienne, des relations entre les personnes, des modes de vie, des normes de comportement. Un changement qui n’est qu’institutionnel n’est qu’un changement des modes d’aliénation et des pratiques du pouvoir ; ces limites au changement qualifient le réformisme et l’adaptation , et disqualifient leur prétention à être, si peu que ce soit, révolutionnaires.
Il n’est pas de révolution possible sans que le mouvement révolutionnaire n’ait d’abord aboli, pour lui et en lui, les normes, les règles et les hiérarchies qu’il veut abolir dans la société. Il n’y a pas de mouvement révolutionnaire hiérarchisé concevable ; pas de révolutionnaires professionnels supportables ; pas d’avant-garde légitime. La première chose que la révolution révolutionne est le mouvement révolutionnaire.
Il n’est pas de révolution possible sans critique de la révolution et du mouvement révolutionnaire, au sein même du mouvement révolutionnaire, dans le temps même de la révolution. L’idéologie révolutionnaire ne peut être que la critique révolutionnaire de l’idéologie, en tant que représentation du monde séparée de la réalité du monde et des volontés de le changer -autrement dit : il n’y a d’idéologie révolutionnaire acceptable que fondée sur sa propre délégitimation, préalable à celle de toutes les autres idéologies -et, évidemment, de toute religion. Il n’est d’organisation révolutionnaire concevable qui ne se donne pour premier objectif sa propre dissolution, et pour seule structure sa propre inexistence en tant qu’organisation séparée du mouvement révolutionnaire.
Le mot d’ordre révolutionnaire est Tous ou personne, tout ou rien -un peu, ce n’est toujours rien, quelques uns ce n'est encore personne.

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