Le Sultan est un tueur pieux
Turquie : Ebru Timtik est morte après 238 jours de grève de la faim
40 ans après Bobby Sands, mort au terme de sa
grève de la faim dans sa geôle nord-irlandaise après que
Margaret Thatcher ait refusé de le reconnaître comme un détenu
politique, l'avocate Ebru Timtik, qui réclamait un "procès
équitable" qu'on lui refusait est morte il y a dix jours après 238 jours de
grève de la faim. Elle ne pesait plus que trente kilos. Elle
avait été condamnée à 13 ans de prison pour "appartenance à un
groupe terroriste". Quel groupe "terroriste" ? l'association des
avocats contemporains. Elle avait défendu la famille d'un
militant communiste tué par la police en 2014. Son confrère
Aytac Unsal, membre de la même association, également emprisonné
est aussi en grève de la faim depuis 192 jours. Pour les mêmes
raisons. Et face au même mur de refus de la part des autorités.
En Turquie, plus de 1 500 avocats ont
été poursuivis, 605 arrêtés et 441 condamnés à un total de
2 728 années de prison pour appartenance à une
organisation terroriste ou diffusion de propagande
terroriste. Pendant ce temps, Erdogan réislamise la basilique
Saint-Sophie (autrement dit : "Sainte Sagesse"). Le Sultan est
un tueur pieux.
Le pape est "très affligé", la ministre grecque
de la Culture dénonce une "provocation envers le monde civilisé"
et le patriarche orthodoxe Hieronymos une "instrumentalisation
de la religion": le Conseil d'Etat turc a annulé l'acte de 1934
de sécularisation de Sainte-Sophie, en expliquant qu'il
contrevenait à l'acte d'islamisation de 1453, et n'était donc
pas "en accord avec l'Etat de droit". La justification vaut ce
qu'elle vaut, c'est-à-dire pas grand chose, mais elle était
attendue et le président Erdogan s'est empressé de réislamiser
Ste Sophie et d'en faire l'étape d'une "nouvelle conquête".
Plusieurs églises byzantines avaient d'ailleurs déjà été
reconverties en mosquées à Trabzon et Iznik... Calcul politique, cette réislamisation de Ste Sophie
? Peut-être -mais de peu d'impact : y dérouler des tapis de
prière ne va pas convaincre, au-delà du socle islamiste et
ultra-nationaliste, des électeurs d'abord préoccupés par la
situation économique de voter pour le parti au pouvoir. On est
plutôt dans le symbolique : marquer son passage comme Atatürk
marqua le sien en faisant de la mosquée un musée(et comme avant
lui Constantin avait marqué son passage en construisant une
église sur le site d'un temple païen et Mehmet II en faisant de
la basilique chrétienne une mosquée. Les mues de Ste Sophie
démentent toute appropriation définitive : bâtie au VIe siècle
sur une église construite en 325 par Constantin sur le site d'un
temple païen; détruite en 532 par des émeutes, elle fut
reconstruite un siècle plus tard par Justinien, pillée et son
autel détruit par la 4ème Croisade avant d'être convertie en
église catholique, puis reconvertie en église orthodoxe en 1261,
en mosquée en 1453 (ce qui l'a sauvée de la destruction dont ont
été victimes d'autres églises chrétiennes) et enfin en musée en
1934 ?... Et puis, il n y'a pas qu'en Turquie qu'on convertit
des édifices religieux en une autre religion que celle qui les
justifiait à l'origine, et il n'y a pas que des islamistes façon
Erdogan qui se livrent à cet exercice infantile : En Inde, le
Taj Mahal, mausolée musulman, est dans le viseur des
fondamentalistes hindou (et a été rayé d'une brochure
touristique officielle), et en Espagne, les reconquérants
catholiques avaient converti en églises les grandes mosquées de
l'Andalous.
Au fond, c'est Atatürk qui avait raison en
"offrant à l'humanité" la basilique Sainte-Sophie, transformée
en mosquée : un édifice qui, dans toutes les langues, s'appelle
"Sainte Sagesse", construit sur un site païen et qui a été
successivement une église orthodoxe, une église catholique et
une mosquée, avait toutes les qualités (il ne lui a manqué que
d'avoir été une synagogue et un temple maçonnique) pour être un
musée multicul -et pour le redevenir un jour... Patience... en
attendant, lisons ce qu'en écriit Asli Erdogan : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/13/asli-erdogan-sainte-sophie-en-mosquee-est-une-gifle-au-visage-de-ceux-qui-croient-encore-que-la-turquie-est-un-pays-seculier_6046086_3232.html
De toute façon, il aurait tort de se gêner, Erdogan, qui proclame que "la Turquie a besoin d'un nouvel esprit de conquête", puisque personne ne le retient : les USA se sont désengagés, l'Europe est diplomatiquement et militairement inexistante, la Russie s’accommode et l'ONU ne peut rien. Et en Turquie même, l'opposition kémaliste (le CHP) n'a pas osé condamner la rupture islamiste avec le kémalisme. Mais Erdogan n'est sans doute pas lui-même à la hauteur de ses ambitions et de ses modèles : il se prend sans doute pour un nouveau Sultan, mais il n'est ni Mehmet II (le conquérant de Constantinople), ni Sélim Ier (le conquérant de La Mecque), moins encore Soliman le Magnifique (le conquérant des Balkans), juste, peut-être Abdulhamit II, l'avant-dernier sultan et l'avant-dernier fossoyeur de l'empire...
"La Turquie a lancé une guerre totale contre les Droits Humains", dénonce Asli Erdogan, arrêtée et détenue pendant quatre mois en 2016 parce qu'elle était membre de l'association de soutien à un journal pro-kurde. Elle avait aussi dénoncé la négation du génocide arménien ("nous avons volé à un être humain jusqu'à son traumatisme"). Les dirigeants turcs "sont déterminés à montrer qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent avec les gens. (...) ils ont le contrôle absolu du système judiciaire (...). C'est un peu comme si le pouvoir en Turquie était tenu par des enfants de 5 ans qui jouent avec des armes très puissantes". Jeudi dernier, l'une de ses armes, la prison, a tué Ebru Timtik. Et l'arme était tenue par Erdogan.
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