Illibéralisme, démocrature et démocratie
Courber le Droit
L'Union Européenne doit faire face au refus des
gouvernements de la Pologne, de la Hongrie et de la Slovénie
d'accepter que le respect de l'"Etat de droit" soit une
condition pour pouvoir bénéficier du plan de relance de750
milliards d'euros prévu par l'UE pour répondre aux conséquences
sociales et économiques de la crise covidienne -un plan dont
pourtant ces Etats réfractaires seraient d'entre les principaux
bénéficiaires. Ce qui pose deux questions : qu'est-ce donc que
cet "Etat de droit" dont ces régimes, dits par eux-mêmes
"illibéraux", refusent de garantir le respect, et pourquoi s'y
refusent-ils ? Et ces deux questions en contiennent une
troisième : ces régimes se disent "illibéraux", dont réfracaires
au "libéralisme"... mais à quel "libéralisme" ? le politique ?
le social ? l'économique ? L'Etat de Droit, dans sa définition
la plus simple, c'est un Etat qui respecte le Droit. Or comme
dans notre monde, le Droit, c'est toujours le Droit de l'Etat
(ou de ses subdivisions régionales ou locales), ou des Etats
définissant ensemble le droit international, l'Etat de Droit, ce
n'est que l'Etat qui respecte son propre Droit (c'est le moins
que l'on puisse exiger de lui tant qu'on n'a pas renoncer à
l'abolir), et les principes de sa constitution : la séparation
des pouvoirs, le pluralisme politique, l'indépendance de la
justice, la liberté de la presse, les libertés individuelles, et
même, si possible, la laïcité et le droit d'asile...
L'"illibéralisme", ou la "démocrature", c'est un Etat qui veut
courber son droit...
A
quel "libéralisme" s'oppose l'"illibéralisme" ? le
politique ? le social ? le culturel ? pas l'économique, en
tout cas...
Tirant les enseignements de son "enquête
hongroise" dans les pays européens ayant instauré des régimes de
"démocratie illibérale" ou d'Autoritarisme électif", le
journaliste Bernard Guetta (par ailleurs candidat aux élections
européennes sur la liste macronienne) ne fait pas preuve d'un
grand optimisme : il se demande "si nous (ne sommes) pas à
l'aube d'une ère de plusieurs siècles, qui ne sera pas forcément
(...) une ère de régimes sanguinaires, mais quelque chose de
tranquille, et de terne (...). Un monde étouffé, plus étroit,
moins libre. Un monde sans passions, d'un ennui effroyable". Un
monde où, comme en Hongrie, en Pologne,"les gens n'ont pas
peur", où il n'y a "aucun des signes habituels des régimes
policiers" mais qui est tout de même "un étouffoir". Pas un
monde orwellien, mais peut-être un monde houellebecquien... où
les hommes au pouvoir parlent au nom du peuple, dont ils se
proclament les seuls représentants (tous les autres qui y
prétendraient sont illégitimes, et ne peuvent les battre
électoralement que par le fait d'un complot et la pratique de la
fraude)
Les régimes "illibéraux" ne sont
pas moins démocratiques, formellement, que les régimes
politiquement "libéraux", mais une élection légale n'est pas
en soi un brevet de démocratie : la démocratie n'est pas qu'un
processus de décision, elle est aussi dans les limites posées
aux pouvoirs, le respect des oppositions, des minorités, des
droits et des libertés. Orban et Kasczynski n'ont pas pris le
pouvoir par les armes mais par les urnes, gagnant dans les
campagnes contre les villes, dans les périphéries contre les
centres. Et si selon des études de 2017, près d'une personne
sur deux en France souhaitait voir arriver au pouvoir un homme
fort, l'écrasante majorité d'entre eux n'entendent nullement
renoncer à des procédures démocratiques pour l'élire, cette
"homme fort" (ou cette "femme forte"). "Illibéral" n'est pas
synonyme d'"antidémocratique" -mais, sans doute,
d'"antipluraliste", institutionnellement (l'"illibéralisme"
n'a rien à faire de la séparation des pouvoirs, de
l'indépendance de la justice, de la liberté de la presse),
socialement (l'"illibéralisme" est antiféministe et
xénophobe), culturellement (la chasse aux intellectuels et aux
créateurs est ouverte), voire politiquement (les "démocraties
illibérales" musèlent l'opposition politique légale, sans pour
autant l'interdire). Et tout cela, dans le cadre d'un système
resté formellement démocratique tout en devenant intolérant,
version claudélienne ("la tolérance, il y a des maisons pour
ça"...).
On en revient
donc à l'une des questions posées d'entrée : à quel
"libéralisme" s'oppose l'"illibéralisme" ? Le sens du
qualificatif "libéral" ou du substantif "libéralisme"est en
effet fort différent selon qu'on le qualifie d'"économique"
(le primat du marché, la dérégulation, la réduction du rôle
de l'Etat social et acteur économique), de "social" (la
décriminalisation des comportements minoritaires) ou
"politique" et "culturel" (le pluralisme des idées, des
acteurs, des formes de création, la liberté d'expression et
d'information). L'"illibéralisme" ne l'est pas
économiquement, il l'est politiquement, culturellement,
socialement... et on aurait bien tort de le croire confiné
en Europe centrale et orientale, dans ces anciennes marches
de l'empire soviétique dont les gouvernements, pas si
étrangement qu'on pouvait le croire, reprennent les vieilles
pratiques, cultivent les vieux réflexes, des pouvoirs tombés
avec le Mur.
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