La construction d'une nouvelle prison refusée à Genève

 

Rompre un cercle vicieux

"Celui qui ouvre une prison doit savoir qu'on ne la fermera plus" (Marc Twain). Sauf si on la remplace par une autre, plus grande. Comme on l'a fait à Genève de St-Antoine, remplacée par Champ-Dollon, et transformée en Palais de Justice... Et quand on ouvre une nouvelle prison, qu'elle en remplace une autre ou qu'elle s'y ajoute, on la remplit. Et on se retrouve au point de départ. Bref, on se retrouve, volontairement, dans un cercle vicieux., Dont pourtant, on peut parfois sortir, en le rompant :  c'est ainsi que le Grand Conseil genevois a finalement refusé la construction d'une nouvelle prison, celle des Dardelles, à Puplinge : pour 258 millions, le Conseil d'Etat voulait construire une prison de 458 places qui désengorgerait Champ-Dollon, en surpopulation chronique... sauf quand la Justice décide de la vider de tous ceux qui n'ont objectivement rien à y faire, parce qu'ils ne représentent un danger pour personne et que leur détention n'est justifiée par aucune sécurité de procédure judiciaire... Le PS, les Verts, Ensemble à Gauche et le PDC s'inspirent de cet exemple, de cette possibilité de désengorger une prison sans en construire une autre, pour recommander une politique de détention décentralisée en petites unités (dont une réservée aux femmes), et une politique de sanction faisant plus large usage des punitions non carcérales (bracelets électroniques, détention à domicile, travail d'intérêt général etc...). Le député PDC Sebastien Desfaye résumait l'enjeu, avant le vote du Grand Conseil : si on réalise le projet des Dardelles, il n'y aura plus à Genève, pendant des dizaines d'années, de réflexion sur la politique d'incarcération. Il peut donc maintenant y en avoir une. Enfin...

Se retrouver en prison, ce n’est pas se retrouver hors du monde, mais en son centre

Dans "Surveiller et punir", Michel Foucault utilise le modèle du panoptique , conçu par Jeremy Bentham à la fin du 18e siècle, comme modèle général de l'exercice du pouvoir -d'un pouvoir qui surveille sans être lui-même surveillé. La généralisation de la vidéo-surveillance n'est d'ailleurs pas autre chose que la version technologiquement avancée du panoptisme de Bentham. La prison, donc, est le lieu d'une surveillance et d'une punition. Mais surtout, désormais, de surveillance. Quant à la punition, condamner le délinquant ou le criminel pour ses actes n'a de sens que si on admet le libre arbitre, mais n'en a aucun si on part du principe que  chacun est déterminé par des causes qui lui échappent. En revanche, on peut l'emprisonner pour l'empêcher de nuire, le temps de son emprisonnement. Comme l'illustre Spinoza, personne ne blâme la grêle de tomber, mais on doit en protéger les récoltes. Et donc, on surveille le ciel -et nous voilà revenu à la fonction désormais essentielle de la prison, la surveillance, plus grand monde n'accordant foi à la valeur de la punition qu'elle imposerait : si la peine de mort ne dissuade pas les criminels, comment la prison y arriverait-elle ?

Se retrouver en prison, ce n’est pas se retrouver hors du monde, mais en son centre, avec ce qu’il produit de pire (dealers, pédophiles, violeurs) mais aussi de plus commun, de plus conforme, au fond, à ses vraies règles et ses vraies lois : gardiens, assistants sociaux, infirmiers. aumôniers, flics et bureaucrates, évidemment, mais aussi chauffards, voleurs d’occasion, pratiquants du fétichisme de la propriété privée puisque s’appropriant celle d’autrui, petits commerçants -mais de marchandises provisoirement interdites de commerce, ou dont l’Etat se réserve le monopole, meurtriers ordinaires (cocus vexés, jaloux frustrés, possessifs éconduits, cambriolés fauteurs de bavures...), immigrés clandestins en instance d’expulsion... le commun des mortels, en somme. Se retrouver en prison, c’est se retrouver dans une Cour des Miracles gérée par l’Etat social, et d’où les miracles, par conséquent, se sont enfuis. Dans ce chaudron, les bruits du monde nous parviennent sans que nous puissions répondre à l’urgence qu’ils requièrent. Du moins avons-nous le temps de les entendre, et d’en chercher le sens. Nous entendons, nous lisons, nous voyons -mais ne pouvons guère réagir, et moins encore agir. Au fait, le pouvons-nous réellement, lorsque nous croyons le faire « dehors », et que nous le faisons dans les règles ? Là où le monde que nous voulons changer se révèle le plus clairement à nous, c’est là où il croit nous priver le plus sûrement de toute possibilité d’agir sur lui -et à plus forte déraison, contre lui.

Et puis quoi ? Sommes-nous si sûrs et si heureux de ce que nous faisons habituellement, qu’il nous faille en prendre le deuil lorsque nous ne pouvons plus le faire ? Sommes-nous si efficaces « dehors » que nous serions impuissants « dedans » ? Sommes-nous si libres dans la rue, au travail, en famille, dans nos organisations, qu’il nous faudrait prendre la prison pour l’ombre de cette lumière ? De quoi la prison nous ampute-t-elle,  sinon de l’illusion d’agir ?

Pour le reste, la prison n'est ici que ce qu’elle est partout ailleurs : une formidable entreprise de captation du temps. Lorsque vous aurez dépouillé la prison de tout ce qu’elle a de stupidement, d’inutilement, de sadiquement vexatoire, vous la rendrez visible pour ce qu’elle est : la plus efficace et la plus évidente machine à voler le temps des hommes et des femmes.  « Dedans », nous nous acharnons à faire passer le temps, quand « dehors », nous nous acharnons à le retenir.

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