Les oubliés de la crise se rappellent aux gestionnaires de la crise
La masse immergée de l'iceberg
Nous manquerions ici de place pour ne serait-ce
qu'énumérer les mesures prises pour "soutenir l'économie". Nous
en manquerions moins pour rappeler celles prises pour soutenir
la population la plus précaire de cette ville et de ce canton et
des autres villes et des autres cantons de ce pays, tant la
disproportion frappe, entre le soutien apporté aux entreprises
et celui apporté aux gens : ne vient-on pas d'apprendre que la Banque nationale
consacrait des milliards à faire baisser artificiellement la
monnaie suisse, histoire de soutenir les entreprises
d'exportation ? Les plus pauvres ne votent pas -ils n'en ont
souvent même pas le droit. Ils ne se syndiquent pas. Ils ne
descendent pas non plus dans la rue. Ils se cachent. Ne se
montrent que lorsqu'ils et elles ils ne peuvent faire
autrement. Les oubliés de la crise doivent se rappeler aux
gestionnaires de la crise, avant qu'il soit trop tard : ils sont
la masse immergée de l'iceberg -celle dont on ne prend
conscience que quand il est trop tard et qu'on s'y est déjà
déchiré...
Fragiles et éphémères victoires
La crise sociale conséquente des mesures prises
contre la pandémie est ravageuse : les travailleuses et
travailleurs les moins bien payés, et qui avaient déjà d'énormes
difficultés à boucler les fins de mois, n'y arrivent carrément
plus lorsqu'ils et elles se retrouvent au chômage partiel. Les
locataires qui n'arrivent plus à payer leurs loyers sont menacés
d'expulsion. Les travailleuses et les travailleurs précaires se
retrouvent sans aucun revenu. Et si 11 % des familles genevoises
devaient souvent, pour tenir dans la limite de leurs revenus,
réduire la qualité ou la quantité de nourriture qu'elles
achetaient, cette proportion est passée à 30 % pendant la crise.
Et à 80 % des ménages bénéficiaires des Colis du Coeur.
"Certaines familles ne peuvent acheter que du lait et du pain",
témoigne le directeur de la Croix-Rouge suisse. Et d'autres qui
ne le peuvent même plus, dépendent de l'aile alimentaire
distribués par les associations d'entraide.
A Genève, plus de 16'000 colis
alimentaires ont été distribués aux Vernets, plus de 37'000
aux écoles Hugo-de-Senger et Trempley (où des articles
d'hygiène féminine et des articles pour bébés ont également
été distribués, et depuis le 7 octobre, ce sont près de 2000
colis alimentaires qui sont distribués au Palladium. Les Colis
du coeur ont distribué plus de 4000 colis la dernière semaine
de novembre et la première de décembre, (mille de plus qu'en
juin aux Vernets, mais comme les distributions sont réparties
sur quatre sites au lieu d'être concentrées sur un seul, elles
se voient moins, et choquent mois, alors qu'il y a plus de
personnes qui doivent y avoir recours pour survivre. Une
enquête réalisée par l'Université auprès des personnes
bénéficiant de ces distributions précise la composition de
cette population : 52 % de migrant.e.s sans statut légal, 28 %
d'étrangers et d'étrangères disposant d'un titre de séjour, 4
% de requérants d'asile, 4 % de Suisses.ses. Les deux tiers
d'entre elles et eux ne disposaient déjà que d'un revenu
inférieur à 2000 francs par mois avant la crise, un quart ont
perdu leur emploi pendant la crise et la quasi totalité
étaient dans l'impossibilité de faire face à une dépense
imprévue de 1500 francs. 45 % n'ont pas d'assurance maladie,
70 % ne bénéficient d'aucune autre aide que la distribution de
colis alimentaires. Et ne pourront pas bénéficier, par
exemple, des bons d'achat "offerts" par la Ville et le réseau
"Genèveavenue". Parce qu'il faut quand même les acheter ces
bons d'achat. Certes à 60 % de leur valeur d'échange, mais
tout de même : celles et ceux qui n'ont plus rien ne pourront
pas la payer, cette moitié du prix. Il est vrai que ce ne sont
pas que ces bons veulent soutenir, mais "les commerces
locaux"...
Selon des
chiffres officiels qui minimisent la réalité, 660'000
personnes vivent dans la pauvreté en Suisse, et à peu près
autant sont à sa limite mais y tombent au moindre accident
de vie ou à chaque crise sociale. L'étape suivante,
après la pauvreté, c'est le dénuement : la Ville de Genève a
mandaté des experts pour une analyse des besoins d'hébergement
des sans abris et des publics concernés, en regard de l'offre
disponible. Cette analyse devrait déboucher sur des
recommandations pour répondre aux enjeux, et sur les
modes de collaboration et de répartition des tâches entre la
Ville, les autres communes, le canton et les acteurs
associatifs. Car il y a urgence à agir, et donc urgence à savoir
comment, et avec qui, agir. Au début de l'été, à Genève, les
lieux ouverts aux sans-abris depuis plusieurs mois fermaient. Il
faisait beau, on se disait qu'on pouvait remettre les sdf à la
rue sans trop de mauvaise conscience. Et en se renvoyant au
passage la balle de la responsabilité de les abriter, de les
nourrir, et ensuite de leur trouver un logement. Comme la Ville
de Genève s'en charge depuis des lustres. Trois mois plus tard,
la "Tribune" pouvait titrer "le flot des plus démunis grossit
en ville", dans les derniers lieux d'accueil de jour maintenus
ouverts -alors que la pluie d'automne s'abat sur les sans-abris.
Ils sont un millier la journée. Et la nuit. Avec 120 places
d'hébergement perdues à la caserne des Vernets, la situation
était "catastrophique", résumait le collectif d'associations
prenant en charge l'urgence sociale, CausE : "un drame humain
sans précédent se prépare à Genève, les plus précaires sont en
train de devenir, au sens propre, les sacrifiés de la crise
sanitaire". Certes, comme d'habitude, la Ville a répondu à
l'urgence : un nouveau lieu est mis à disposition des plus
vulnérables : la salle communale de Plainpalais. Elle sera
ouverte tous les jours, elle servira 240 repas en trois
services. Et le Palladium (autre salle communale) distribuera de
l'aide alimentaire. Et à ces lieux, du personnel municipal sera
affecté, avec la détermination de la Conseillère administrative
Christina Kitsos de mettre en commun les forces de partenaires
publics et privés, municipaux et associatifs : "l'urgence
sociale a son prix, il est très élevé". Mais, ponctue Thierry
Mertenat dans la "Tribune de Genève", "chaque nouveau lieu qui
ouvre (...) est comme une victoire supplémentaire sur la
précarité qui augmente, sur les liens sociaux qui se
délitent"... Une victoire fragile, et éphémère, comme le furent
celles, au Grand Conseil et au Conseil municipal, qui ont permis
d'accroître les moyens dont disposent les institutions publiques
et les associations d'entraide pour faire face à la crise
sociale : le directeur de l'Hospice Général avertit qu'"il est à
craindre que tant que la situation se prolongera, les demandes
d'aide sociale continueront d'augmenter en 2021", comme "le
nombre de personnes en fin de droit de chômage". Et le directeur
des Colis du Coeur confirme: "la précarité n'est pas une vague
mais bien une inondation" et comme la crise sociale ne va pas se
résorber en 2021, il faudra continuer à distribuer de la
nourriture et des produits de première nécessité à 6000
personnes, dans une des villes les plus riches du monde.
Mais comme ces distributions ne se feront plus en
un lieu unique,au centre de Genève, on les verra moins ces
personnes, . N'est-ce pas l'essentiel ?
Commentaires
Enregistrer un commentaire