"Transition numérique" et télétravail : Vers le "tri social" ?


 La coronapandémie a été comme une sorte de test grandeur universelle de la pertinence (de leur point de vue, en tout cas) des projets des "géants du numérique" : on ne peut plus vivre normalement en nos sociétés sans disposer d'un ordinateur, d'une tablette, d'un smartphone, et si possible des trois, savoir les utiliser et disposer d'une connexion internet. Or on ne peut les utiliser comme on utilisait naguère un téléphone ou une machine à écrire. L'instrument lui-même ne suffit pas : il lui faut une application, un programme, des prolongements. Qui sont fournis, c'est-à-dire vendus, par ces mêmes "géants du numérique" qui vont tirer profit de leur utilisation. Et puis, il y a les "déconnectés", l'"illectronisme" : (en 2019, plus d'un Français majeur sur cinq, et 19 % de ceux entre 15et 29 ans, utilisait difficilement, ou n'utilisait pas, internet). De sorte que la "transition numérique" et le télétravail risquent d'avoir le même effet que la diffusion de l'imprimerie à la Renaissance : trier la société entre "inclus" et "exclus", entre celles et ceux qui comptent et celles et ceux qui ne sont rien.

Celles et ceux qui ne comptaient déjà pas pour grand'chose ne comptent plus pour rien

Jamais autant d'actifs, en Suisse et dans le monde, n'auront télétravaillé que lors du printemps pandémique de 2020. Mais comment faire pour que le télétravail ne soit choisi qu'avec l'accord de l'employé ? qu'il n'empiète pas sur sa vie privée ? qu'il ne se développe pas qu'au seul bénéfice de l'employeur ? Le télétravail permet aux entreprises de réduire les charges liées aux lieux de travail, mais aussi de délocaliser des emplois : peu importe que le domicile où l'on travaille soit dans la même ville ou  dans un autre continent que là où l'entreprise est située. Dès lors, un.e salarié.e de Calcutta ou de Dakar pourra faire le même travail qu'un.e salarié.e de Genève ou de Paris, mais à bien moindre coût salarial, et avec bien moins de protections légales. C'est tout benef' pour l'employeur. 

"La mondialisation a permis de réduire les coûts des produits industriels, mais comment réduire ceux d'une société de service ?", s'interroge, volontairement cynique, l'économiste Daniel Cohen. Et il répond : "En numérisant les personnes et les relations". Le télétravail, sans doute, y concourt. Or moins d'un tiers des gens, dans des pays comme les nôtres, télétravaillent, et ce sont des gens qui sont plutôt constitutifs du tiertile supérieur de la société, des gens bien formés, bien payés... mais esclaves de leurs téléphones, de leurs tablettes, de leurs ordinateurs... Et cela, bien avant la pandémie : le "tout internet" n'a cessé de gagner du terrain en dix ans, et de réduire les offres de services non numériques. Il en résulte un tri social, entre ceux qui n'ont aucun problème à user des nouvelles technologies (on ne parle même pas ici de ceux pour qui elles sont une véritable addiction) et les "déconnectés" : l'"illecronisme" frappe les personnes les plus âgées, les plus pauvres, les moins bien formées. Et les prive d'accès à des services qui leur étaient accessibles auparavant. Comment faire du télé-enseignement quand plus de 800 millions d'écoliers, de collégiens et d'étudiants dans le monde n'ont pas accès à un ordinateur, et près de la moitié pas accès à internet, à domicile ? Plus personne dans nos pays ne travaillera sans doute en fin de carrière professionnelle, ou même à mi-carrière, avec les mêmes outils technologiques qu'en début de carrière : comment feront celles et ceux qui n'ont accès à aucune formation continue ? Le président de Google l'affirme : "Internet est devenu vital du jour au lendemain". Qu'importent, dès lors, les centaines de millions de personnes qui sont laissées sur le bord du chemin numérique, de la virtualisation des échanges. Elles ne comptaient déjà pas pour grand chose avant la numérisation globale, elles ne compteront plus pour rien quand elle sera achevée...

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