"La familia grande" et le mur du silence

 

De l'inceste et du pouvoir

C'est une histoire sordide et exemplaire que raconte le livre de Camille Kouchner, "La familia grande". L'histoire de son frère, un adolescent de quatorze ans, dont un homme puissant, son beau-père, abusait. "Abusait" ? Un euphémisme pour "violait". Et c'est l'histoire d'un long silence de trente ans, d'une longue connivence, que le livre brise. Olivier Duhamel, l'abuseur, le violeur, était professeur à Science Po dont il a présidé la fondation, jusqu'à la parution du livre, membre de clubs influents, chroniqueur multicarte, omniprésent dans les "talks-shaws" télévisés.  Tous ceux qui savaient ont fait silence, pour se préserver, ou préserver "la famille". Et la plupart de ceux à qui la vérité a été révélée ne firent rien pour que ce silence soit brisé. D'autres ont pris leur distance avec le couple formé par la mère, Evelyne Pisier, et Olivier Duhamel, mais pas avec le milieu dont ils étaient tous : un milieu privilégié, le haut du panier de gauche.  Ils se croyaient libertaires, n'étaient que libertins. De ceux pour qui la liberté n'est que leur liberté. La liberté d'Olivier Duhamel d'abuser de son beau fils. Le droit d'inceste que s'accordent les incestueux est celui d'un pouvoir absolu -il ne manque ensuite que de tisser le silence autour de ce que ce pouvoir signifie : le pouvoir de faire ce qu'on veut des autres.

"C'est très, très difficile de se défaire du silence"

Il faudra bien qu'on rende compte, non seulement des actes de l'abuseur (prescrits par la loi, mais dont la révélation l'a contraint à démissionner de toutes ses charges et de tous ses postes), mais aussi du silence, parfois de la connivence, de la tribu. Honneur, tout de même, à Marie-France Pisier qui rompt avec sa sœur parce que sa sœur ne veut pas rompre avec son mari abuseur,  et à Aurélie Fillipetti, ancienne ministre de la culture, qui a dénoncé en 2019 le comportement d'Olivier Duhamel au directeur de Sciences Po, qui n'en a pas tenu compte (jusqu'à demander à Duhamel de délivrer la leçon inaugurale de la rentrée de 2020 et le présenter "comme un maître mais surtout comme un ami") : elles ont, apparemment seules, tenté de briser ce mur et s'y sont heurtées. Honneur, aussi, à Camille Kouchner, qui rompt aujourd'hui le silence, avec l'accord de la victime, son frère, pour protéger leurs propres enfants. On comprend bien pourquoi lui se taisait (parler, c'était détruire sa famille, lui faisait-on comprendre) et priait sa sœur de se taire avec lui, mais les autres, tous les autres ? se sentaient-ils et elles complices ou coupables eux et elles aussi de ces actes, au point de se convaincre que les dénoncer serait les avouer ? Camille Kouchner confie : "c'est très, très difficile de se défaire du silence" sur l'inceste, quand pour le maintenir se conjuguent solidarité de clan, bonne conscience des uns, peur des autres du regard qu'on porterait sur eux, conviction d'impunité...

Olivier Duhamel présidait donc la Fondation nationale des sciences politiques. Il était fils de ministre. Evelyne Pisier était professeur de droit. Et elle aussi fille de ministre. On n'est pas chez les Groseille, on est dans la Nomenklatura. On y croise des ministres, de grands juristes, des acteurs, des intellectuels de renom. On s'y croit tout permis -et on a eu raison, pour un temps. Parce qu'on est du côté du manche. Que ce manche soit tenu par la gauche ou par la droite.

Quiconque domine est toujours persuadé en avoir le droit -il ne reste plus ensuite qu'à en persuader les autres. Comme si la figure du « gagneur » n'était pas celle, modernisée, du soudard. « Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur le corps des vaincus d’aujourd’hui » (Walter Benjamin). Mais parfois, les vainqueurs peuvent trébucher sur le corps des vaincus.


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