Lundi, c'est la rentrée scolaire. Mais pas la rentrée culturelle.

 

Un accessoire : la culture

Un manifeste de 450 acteurs culturels indépendants, soutenus par des personnalités politiques (Mathias Reynard, Micheline Calmy-Rey, Pascal Couchepin), les grands festivals et l'infectiologue Didier Pittet demande que les indépendants du secteur culturel, "injustement exclus de la société au fur et à mesure des décisions prises au niveau fédéral ou cantonal pour combattre l'épidémie",  soient "défendus avec la même ardeur que celle employée pour les autres secteurs de l'économie", et indemnisés au même titre que l'est le personnel des grandes institutions du secteur. Ce serait en effet le moins que l'Etat puisse faire s'il tient à justifier son existence : après tout (et cela vaut aussi pour la restauration), c'est lui qui a contraint les lieux culturels à fermer et les acteurs culturels à attendre la Saint Glinglin pour pouvoir retrouver un public, c'est donc à lui  d'indemniser leurs pertes, de réparer leurs absences. Mais il ne s'agit pas que de cela : il s'agit aussi, surtout, de la place de la culture dans la société -dans la constitution même d'une société qui soit autre chose qu'un agrégat aléatoire d'individus, ou de tribus. Il y a donc bien quelque signification plus profonde que celle de l'urgence elle-même, à ce que les théâtres, les cinémas, les musées, les lieux de concerts, qui tous avaient mis en place des dispositifs particulièrement exigeants contre la propagation du coronavirus, dont aucun n'a été un foyer de contamination, soient fermés (ce qui les innocente au surplus de toute responsabilité dans la reprise de l'épidémie) quand les grands magasins restent ouvert, et que l'on se satisfasse de ce que les créateurs culturels ne puissent rien montrer de leur création à un public. On ne sait si c'est sciemment que les autorités politiques font ce choix -on sait seulement qu'il dit quelque chose de la place qu'elles accordent à la culture : congrue, accessoire, décorative. Si, comme l'écrit Thierry Apothéloz, la culture "c'est ce qui donne un sens à ce qui n'en a pas", quel sens donne la fermeture des lieux de culture à la société et au pouvoir qui les ferment ?

A quoi servent les poètes en temps de détresse ?

L'absence de la culture dans la société tétanisée par la coronapandémie offre au moins prétexte à s'interroger sur le sens même de la création culturelle,  l'usage qu'en font les différentes forces sociales, et l'Etat lui-même. La création culturelle est l’expression et la préfiguration de la vie telle qu’elle pourrait être. Toujours en avance sur l’action politique, même révolutionnaire, laquelle ne peut qu’être déterminée par les possibilités du lieu et du moment, la création culturelle affirme la liberté et la singularité de l’individu, et ses droits face au nombre, à la tribu, à la classe, à l’Etat, à la famille. Toute création culturelle est en avance sur la réalité sociale de son temps (qu’on nous entende bien : nous ne parlons pas ici du mime, de la reproduction, du bégaiement des créations passées, mais du pas que font à partir d’elles, pour aller plus loin et plus haut qu’elles, les créateurs présents -ceux qui ne se vendent pas ni ne souffrent que leur création soit évaluée comme une marchandise). La culture qui importe préfigure toujours le monde qui pourrait être, même lorsqu’elle reflète le monde qui est, ou remémore celui qui fut. La culture est ainsi toujours, irrémédiablement, en avance sur la politique, y compris sur ce qu’il y a de volontés révolutionnaires dans la politique. Et c’est bien pour cela que toute révolution qui se fasse réellement ne peut être, d’abord, que culturelle.

Ce qu’il y a de plus grand dans l’art est fait de révolte contre ce qui dominait (et contre ceux qui dominaient) au moment où cela fut fait. Ce qu’il y a de plus grand dans l’art moderne et contemporain, de Courbet à Duchamp, crie contre la bourgeoisie, et crie encore contre elle bien après qu’elle ait cru se l’approprier. Elle-même, qui n’a rien créé, et aurait été bien en peine de le faire, trop occupée qu’elle était à tout vendre, a suscité contre elle la plus belle et la plus rugissante part de la création contemporaine. Elle l’expose aujourd’hui dans ses musées, la stocke dans ses collections, la vend dans ses galeries, mais n’a pas totalement réussi à faire taire le cri enfoui dans toute œuvre singulière, quelque effort qu’elle ait déployé pour étouffer ce cri -moins d’ailleurs par le silence que par le commentaire incessant, moins en dissimulant l’œuvre qu’en l’exposant comme s’exposent les putes dans les rues chaudes d’Amsterdam ou de Hambourg.

Si l’on est en droit, et en devoir, d’exiger de toute action politique (au sens large) qu’elle « ait raison », c’est-à-dire qu’elle exprime la raison du projet politique qui la sous-tend, on n’est ni en droit, ni en devoir de rien exiger de la création culturelle, et du créateur, que sa capacité à dire autre chose que ce qui est -ou à le dire autrement que comme ceux qui s’en satisfont ont convenu de le dire. Ainsi le créateur aura-t-il répondu à la vielle interrogation d’Hölderlin : à quoi servent les poètes en temps de détresse ? ils servent à dire la détresse du temps, puis le refus de s’y résigner.  De la création culturelle, de toute création culturelle, de toutes les formes de création culturelle, c’est-à-dire de tout ce qui, par quelque langage que ce soit, dit le monde tel qu’on le voudrait être contre le monde tel qu’il est, nous devons être capables de nous emparer.

Il nous reste non à réinventer « la » culture, ou à inventer une « autre culture », mais à donner les conditions de cette invention -celle d’une culture qui ne soit ni séparée de la vie, ni identifiée à elle ; qui soit capable d’exprimer l’espérance d’une vie autre plutôt que la vacuité de la vie présente. Au fond, cette expression de l’altérité, de l’espérance, de l’opposition à la réalité donnée, fut le meilleur et l’essentiel de la culture passée -que l’on y exprime l’attente ou la volonté d’un changement, ou la nostalgie de l’Eden. De ce point de vue, l’urinoir de Duchamp et l’urine de Pinoncelli disent mieux la réalité du capitalisme socialisé que les kilomètres de rayonnages des bibliothèques de « sciences humaines ». C’est de l’autisme culturel dont il nous faut sortir, de cette « culture » où les peintres peignent pour des peintres l'impossibilité de continuer à peindre, où les écrivains écrivent pour des écrivains des livres sur la douleur d’écrire, où les musiciens composent pour d’autres musiciens des musiques faites d’échantillons d’autres musiques.


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