Loi fédérale sur les mesures policières "antiterroristes" : Retour de la police fouineuse ?

Le 13 juin, le peuple se prononcera (notamment) sur une loi de mesures policières "antiterroristes" adoptée par les Chambres fédérales en septembre de l'année dernière et contre laquelle un référendum a abouti, lancé par la Jeunesse socialiste, les Jeunes Verts et Verts libéraux, le Parti pirate et le "Computer Chaos Club". Une large coalition d'ONG a lancé fin mars sa campagne contre cette loi, qui donnerait à la police fédérale le pouvoir d'user de mesures de contraintes contre des personnes (même mineures) n'ayant commis aucun délit mais jugées potentiellement dangereuses. "Même une action de protestation légitime pourrait être poursuivie comme 'acte terroriste'", dénonce Amnesty International. Pour le comité  de campagne contre la loi, elle met en danger des droits fondamentaux et est porteuse d'un risque d'arbitraire policier, dès lors qu'elle laisse à la discrétion de la police fédérale des décisions qui devraient relever de la justice, et à la police la capacité de décider de ce qui est du terrorisme et décider de mesures de contrainte, sur la seule base d'indices, voire de soupçons, mais sans preuves, et sans même qu'aucun acte répréhensible ait été commis. Retour de la police fouineuse ?

Un malpensé juridique : le terrorisme

La loi soumise le 13 juin au jugement sagace, forcément sagace, du peuple suisse, est fille des actes terroristes islamistes commis autour de 2015 (exemplairement, le massacre de "Charlie Hebdo". La Suisse se dote alors de ce qu'elle considère comme les éléments d'une stratégie antiterroriste : une adaptation du droit pénal, ratifiée par le parlement l'année dernière, un plan d'action national contre la radicalisation et l'extrémisme violent, mis en oeuvre il y a quatre ans, et le renforcement des mesures policières préventives, qui est précisément l'objet du vote de dans deux mois.
Ces dispositions de la loi (obligation de s'annoncer régulièrement à un poste de police ou à une autre autorité, interdiction de quitter un territoire, assignation à domicile, localisation des portables, bracelet électronique, placement en détention des étrangers pour expulsion) ou pourraient être mise en oeuvre pendant six mois "lorsqu'une personne constitue une menace mais que les indices disponibles ne sont pas suffisants pour ouvrir une procédure pénale." Autrement dit, la loi est une loi de contournement de la justice ordinaire (sauf dans le cas de l'assignation à domicile, c'est la police fédérale qui ordonne les mesures). Or la loi prévoit que les personnes qui soutiennent des organisations criminelles ou terroristes puissent être punies d'une mesure privative de liberté pouvant aller jusqu'à dix ans.

Toutes ces  dispositions de la loi ne sont pas condamnées par ses opposants : réprimer le recrutement, la formation, l'exfiltration de terroristes, le financement du terrorisme n'est pas contesté. Mais pouvoir assigner à résidence des enfants de douze ans, c'est violer la Convention des Nations Unies sur la protection de l'enfance. Et la loi viole clairement le principe de présomption d'innocence, pour le remplacer par celui du soupçon suffisant. -autre violation d'une Convention internationale, celle, européenne (du Conseil de l'Europe) des droits de l'homme.

Le terrorisme est un malpensé juridique : Il n’en existe pas de définition juridique crédible-ce qui est d’ailleurs parfaitement logique, les acteurs du droit international étant les Etats, et les Etats n’ayant aucun intérêt à livrer du terrorisme une définition qui, pour être crédible, s’appliquerait à des actes précisément commis, entre autres, par des Etats. Même les Etats membres de l’Union européenne n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une définition du terrorisme. Une telle définition est cependant contenue, « en creux », dans la convention du 10 janvier 2000 pour la répression du financement du terrorisme, qui ne pouvait faire l’impasse sur la définition même de ce dont elle entend réprimer le financement. Est donc considéré comme terroriste, aux termes de cette convention, « tout (…) acte destiné à causer la mort ou des dommages corporels graves à toute personne civile, ou à toute autre personne qui ne partage pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte est destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition du terrorisme en juxtapose deux, différentes, voire contradictoires : la première est une définition « par les effets » du terrorisme (les dommages ), et donc par les moyens (la violence) ; la seconde une définition « par les motivations » (politiques, et subversives). Ainsi défini, le terrorisme l’est comme un acte de guerre -illicite à la fois par ses effets (puisqu’en principe, et aux termes du droit de la guerre, il n’est pas licite de s’en prendre aux populations civiles) et par ses auteurs (puisqu’ils ne sont pas des Etats, et que les Etats, qui font le droit, y compris le droit de la guerre, s’arrogent le monopole de la violence légitime, et donc de la guerre –et donc du terrorisme). C’est donc entendu (ou plutôt, ce doit être entendu) : le terrorisme, c’est le mal, puisque c'est l'ennemi. Ce qui permet de poser le contre-terrorisme comme le bien, lors même qu’il userait des mêmes méthodes que le terrorisme qu’il prétend combattre. Or le terrorisme a été, est et restera une méthode de pouvoir autant qu'une méthode d'opposition au pouvoir -et donc une pratique d'Etat au moins autant et aussi souvent qu'une pratique des ennemis de l'Etat.

Du "terrorisme" qu'elle affirme vouloir combattre plus efficacement, la loi soumise au vote populaire le 13 juin donne une définition fort large : "actions destinées à influencer ou à modifier l'ordre étatique et susceptibles d'être réalisées ou favorisées par des infractions graves ou la menace de telles infractions ou la propagation de la crainte"  Cette définition semble cohérente de cette donnée par le Code pénal, qui tente une malaisée conjugaison entre la définition du terrorisme et l’analyse de ses motivations. L’article 260.5 du Code pénal suisse, consacré à la lutte contre le financement du terrorisme, définit le terrorisme en ces termes : « un acte de violence criminelle visant à intimider une population ou à contraindre un Etat ou une organisation international à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » (alinéa 1). Ainsi, le Code pénal  pose à un Etat (puisque cette définition est celle d’un code pénal, elle est celle de l’Etat maître de l’espace où ce code est appliqué) un problème de taille : elle s’applique pleinement, en effet, à des actes commis par d’autres Etats, avec lesquels l’Etat qui a adopté cette définition peut avoir (et généralement a) des relations diplomatiques normales : le bombardement d’un hôpital irakien par l’aviation américaine, par exemple, rentre pleinement dans le cadre de cette définition : c’est un acte criminel (puisque c’est un crime de guerre au sens du droit international) et terroriste, puisqu’il vise à intimider la population civile afin qu’elle se dresse contre le pouvoir en place incapable de la protéger, et qui vise également à contraindre l’Etat irakien à capituler.

Ensuite, l’Etat (en l’occurrence la Suisse) qui a adopté cette définition du terrorisme se rend bien compte que, si précise qu’elle soit, et même en ne l’appliquant qu’à des actes commis par des acteurs non-étatiques, elle va correspondre à des situations, des mouvements, des motivations totalement différentes : le « terrorisme » du « Sentier Lumineux » péruvien, ou des groupes d’extrême-droite, ou des « intégristes islamistes », est-il de même nature que celui auquel se sont livrés les « narodniki » russes du XIXe siècle, les Résistants français à l’occupation nazie, ou ETA sous le franquisme ? Et le « terrorisme » d’ETA sous le franquisme peut-il être traité de la même manière que le « terrorisme » d’ETA dans l’Espagne démocratique ? La réponse de l’historien, du politologue, de l’analyste, est évidemment « non ». Et  les auteurs du Code pénal suisse ont apporté à sa définition du terrorisme une précision décisive, que le gouvernement et le parlement suisse ont ratifiée :  pour le Code pénal suisse contient (art. 260.5 al.3) : « L’acte n’est pas considéré comme financement du terrorisme lorsqu’il vise à instaurer ou à rétablir un régime démocratique ou un Etat de droit ou encore à permettre l’exercice des droits de l’homme ou la sauvegarde de ceux-ci ».

Par ce texte, le Code pénal suisse, et donc la Suisse officielle (parlement, gouvernement et peuple souverain ensemble) admet donc que puissent être commis  des actes de « violence criminelle » pour « instaurer ou rétablir un régime démocratique ou un Etat de droit » ou permettre « l’exercice ou la sauvegarde des droits de l’homme ». C’est l’évidence qu’aucun des droits proclamés dans les textes fondateurs des droits et des libertés individuelles et collectives (la déclaration des droits de l’homme, les déclarations et les chartes des droits économiques et sociaux, etc.) n’a été obtenu sans violence, et sans une violence considérée comme « criminelle » non seulement par les pouvoirs en place au moment de la conquête de ces droits, et par le droit positif en vigueur à l’époque, mais également une violence toujours considérée actuellement comme criminelle par le droit positif en vigueur dans les démocraties nées de ces luttes. D’où le deuxième constat fait par le Code pénal suisse : Que ces actes, si criminels qu’ils puissent être, ne sont pas des actes terroristes. Ce sont des actes violents, des actes illégaux, des actes homicides même, mais pas des actes terroristes. Le législateur suisse a donc exprimé aussi clairement qu’il était possible la distinction entre la violence politique et le terrorisme. La « communauté internationale » s’est refusée à pareil exercice : les deux conventions internationales contre le terrorisme vont même jusqu’à exclure qu’il soit tenu compte de la nature politique d’un acte « terroriste », et considèrent donc de manière identique le tyrannicide et le massacre de population civile, l’assassinat de l’amiral Carrero Blanco et les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours de Manhattan.

De ce point de vue, la loi sur laquelle nous voterons est une régression dangereuse : du "terrorisme" qu'elle affirme vouloir combattre plus efficacement, elle donne une définition si  large qu'elle ressemble à une nouvelle formulation du vieux délit de "menaces alarmant la population", et qu'on peut mettre beaucoup de choses, de comportements, de discours, de mouvements, de personnes sous un tel emballage... par exemple la création d'une ZAD pour empêcher l'extension d'une carrière au Mormont... Ainsi passe-t-on de la société d'enfermement dénoncée par Michel Foucault à la société de contrôle annoncée par Gilles Deleuze -le contrôle cependant n'abolissant pas l'enfermement, comme ultima ratio.

On votera "NON" le 13 juin... 

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