Petit prêche de rentrée pascale

Du travail, des vacances et des valeurs

Peut-être venez-vous de prendre quelque vacance pascale, et en revenez-vous frais et dispos, prêts à reprendre votre travail, vos fonctions, votre place sociale... et puisque la plupart d'entre vous êtes sans doute salariées et salariés, à recommencer à mériter votre salaire par la tâche qu'il paie -alors qu'en réalité, ce n'est pas votre travail que votre salaire vous paie, mais la part de votre temps dont vous êtes dépossédés (y compris le temps de la reconstitution de votre force de travail).  Le salariat est en effet le système même par lequel l’individu est dépossédé du temps, ce temps vendu étant toujours, irrémédiablement, du temps perdu, et par la transformation du temps, même celui des vacances,  en argent.   Edgar Morin avait tort de dire que"la valeur des vacances, c'est la vacance des valeurs"...  il est vrai que, lui, ne parlait ni de la valeur d'usage, ni de la valeur d'échange mais de celles qu'on se donne, librement.

Il ne s’impose plus de libérer le travail, mais de nous libérer du travail

Ce par quoi dans le travail, aujourd’hui et dans le capitalisme socialisé, le travailleur est exproprié de lui-même n’est pas la captation du produit du travail, mais la captation du temps passé au travail. C’est par le salariat que le travailleur est exploité, par le salaire que la force et le temps qu’il vend lui sont achetés, par le salaire que cette vente aboutit à la vente du travailleur lui-même, par lui-même, en tant que travailleur.

La vie du plus grand nombre est encore scandée par le travail salarié. Changer la vie n’est donc possible que si l’on admet comme nécessaire l’abolition du salariat, c'est-à-dire l'abolition du travail contraint, du travail qui ne vaut que le prix dont on le paie et jamais la peine qu'on le fasse. Et qu’on nous épargne l’illusion de la « participation des travailleurs à la gestion de l’entreprise » : on ne peut être valet toute la semaine et maître le dimanche –on ne peut l’être que le Jour des Fous, une fois par année. Pour des travailleurs, exiger d’être salariés, n’est-ce pas revendiquer un rapport de soumission à leur patron ?  Et non seulement à leur patron, mais aussi à l’Etat, puisque les protections sociales que le statut de salarié accorde à qui croit en bénéficier sont payées à la fois en argent, par leurs cotisations aux assurances sociales, prélevées sur leurs salaires ou exigées d’eux une fois le salaire versé, et en subordination permanente à leur hiérarchie ?

On demande désormais aux salariés d’être ce qu’on leur reprochera d’être quand ils le manifesteront : imaginatifs, audacieux, autonomes. On exige d’eux qu’ils mettent à disposition de leur employeur, non seulement leur temps, mais tout ce qui constitue leur personne : leurs compétences, leur résistance, leurs qualités –mais quand ils le font réellement, ils se heurtent à la réalité du pouvoir dans l’entreprise ou le service. La condition de l’existence est en même temps la cause du vide de l’existence, les raisons de vivre sont ôtées par l’octroi des moyens de vivre.

Aujourd’hui, il ne s’impose plus de libérer le travail, mais de libérer du travail, si par « travail » on ne dit que le travail contraint, salarié ou non. De libérer celles et ceux qui travaillent du temps qu’ils y consacrent, de l’énergie, des talents, du dévouement qu’ils y consacrent. De la hiérarchie qui pèse sur eux, des contraintes qui les enserrent. Et de la nécessité d’y trouver le revenu qui leur est nécessaire pour vivre, et non seulement survivre.  

Pourtant, le salariat a été une revendication constante du mouvement ouvrier dès passée ses premières années de contestation radicale du salariat –une revendication précisément justifiée par les protections promises en lien avec le statut de salarié : un revenu qui tombe régulièrement, un accès à la santé, une indemnisation du chômage et de la maladie, une retraite. Et une intégration sociale –c’est-à-dire aux normes sociales. Ainsi échange-t-on une sécurité minimale contre une subordination constante. Marché de dupes : Ce qui a été gagné sur la pauvreté matérielle a été perdu en pauvreté essentielle : le capitalisme socialisé a accordé à ses pauvres les moyens de ne pas être misérables, c’est-à-dire le droit de ne pas mourir de faim, en le faisant payer à ses « classes moyennes » de la certitude, sinon de mourir d’ennui, du moins d’incarner l’ennui et d’en faire mourir les autres.

Les nouvelles formes de salariat ne permettent d'ailleurs même plus de préserver de la misère matérielle et d'éloigner la précarité : au contraires, elles les font renaître, les nourrissent et les étendent, et y ajoutent la solitude, la rupture des collectifs de travailleurs, la désyndicalisation. On meurt toujours au travail, mais on meurt aussi de ne plus en avoir. Ainsi en deçà même de l’exploitation produit-on de l’exclusion, et sous la classe exploitée se constitue la classe exclue –exclue de la société et de l’économie, de la culture et de la politique. Inorganisée et inorganisable : ce n’est même plus un Lumpenproletariat, ce n’est, littéralement, plus rien du tout, sinon un déchet.

Quant au  salariat, cependant qu'il règne toujours ,il  change de forme : de stable et homogène qu'il fut tel qu'instauré par le compromis social-démocrate (et social-chrétien) qui permettait une solidarité objective et subjective entre gens travaillant au même endroit, aux mêmes heures, avec le même patron, on passe à une forme éclatée, fragmentée, individualisée -et donc désocialisée : horaires variables, travail sur appel, travail temporaire, travail à domicile, télétravail, sous-traitance (et sous-traitance de la sous-traitance)... Le salariat était provocateur de cohésion sociale et de solidarité entre les salariés, il est désormais vecteur de désocialisation et de concurrence agressive, à base de sous-enchère. La désagrégation de la forme traditionnelle du salariat, sans remettre en cause le salariat lui-même, dresse donc désormais les salariés les uns contre les autres, dans le même temps où la hiérarchie des entreprises fixe aux travailleurs des objectifs de plus en plus individualisés et exigeant d’eux une implication émotionnelle de plus en plus grande, mais personnalisée, et jouant malignement d’une demande de reconnaissance de la part des exécutants. Et ceux qui bénéficient encore, notamment dans la fonction publique, des protections acquises lors du processus de socialisation du capitalisme, sont perçus par ceux qui les ont perdues comme des privilégiés, alors même qu'ils ne jouissent que de droits élémentaires. Les exclus de ces protections ne se battent plus pour les obtenir, mais soutiennent ceux qui veulent les abolir là où elles subsistent encore : cette égalité par le bas est le mot d'ordre du modernisme libéral, et le mouvement qui le soutient se renforce au fur et à mesure que se renforcent les menaces pesant sur les « classes moyennes », leur emploi, leur logement, leur revenu.

Il ne reste plus alors qu'à dresser les pauvres les uns contre les autres, les exclus contre les marginaux, les marginaux contre les étrangers, les classes « moyennes » (qui ne servent politiquement qu’à cela) contre les classes pauvres, les travailleurs contre les chômeurs, les locataires contre les sdf, les habitants des centre-ville contre ceux des cités périphériques, et le mauvais tour sera joué.

Bonne rentrée, camarades...

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