Que célèbre-t-on ?
Nous ne célébrons pas plus aujourd'hui le 14
juillet français que toute cette année, le 150ème anniversaire
de la Commune de Paris, le 100ème anniversaire de l'insurrection
de Cronstadt, le 85e anniversaire de la Catalogne libertaire. Et
les commémorant toutes trois, nous commémorons du même coup
trois défaites : l'écrasement de deux révolutions (la parisienne
et la catalane), la trahison de la troisième (la russe). Quant
au 14 juillet, devenu
fête nationale, pour commémorer non la prise de la Bastille en
1789 mais la Fête de la Fédération en 1790, non une
insurrection mais un appel au consensus, il y a beau
temps qu'il ne célèbre plus une révolution mais un Etat. Ce
n'est pas pour rien, ni par hasard, que dans le calendrier
pataphysique, le 14 juillet (1er jour du mois de Tatane) est le
jour de la Fête du Père Ubu...
"On n'établit pas la dictature pour
sauvegarder la révolution, on fait la révolution
pour instaurer la dictature" (George Orwell)
En un temps où servi à
toutes les sauces le mot même de « révolution » semble ne plus
rien signifier qui importe, parce qu’il a été plus souvent
utilisé pour désigner ce qui trahissait l’idée même de
révolution que pour désigner la révolution elle-même, il faut
bien commencer par rappeler ce qu’elle est : un bouleversement
de la politique, des institutions et des rapports sociaux
existants. Et un bouleversement pour le mieux, non pour le pire.
Un bouleversement qui pense l’impensé, rend possible
l’impossible.
L’exigence de la révolution naît de la nécessité
d’affronter la réalité : Spinoza professait déjà que la
philosophie et la politique étaient nécessaires contre la réalité,
parce que la réalité n’est que servitude et violence. La
servitude, c’est le salariat et la propriété privée. La violence,
c’est l’Etat. La
révolution étant le projet de « ramener sur terre la foi en
l’impossible » (ce que disait Edgard Quinet de la révolution
française), est révolutionnaire aujourd’hui toute organisation et
toute volonté, individuelle ou collective, mais seulement cette
organisation et cette volonté, qui se donnent pour but l’abolition
de l’Etat, du salariat et de la propriété privée, et traduisent
cette volonté en actes. Il importera dès lors assez peu que cette
transformation radicale se fasse par une révolution (un moment
révolutionnaire) ou une réforme radicale (un processus
révolutionnant) aboutissant au même résultat en prenant un peu
plus de temps, si l’hypothèse d’une réforme radicale aboutissant
au même résultat qu’une révolution n’était obstinément révoquée
par les faits tant que cette réforme accepte de se tenter dans le
respect des institutions existantes. Si elle ne s’y contraint pas,
alors le processus révolutionnant vaut le moment révolutionnaire. Dès lors, il n’y a pas de « situation révolutionnaire »
particulière, par opposition ou différenciation de situations qui
ne le seraient pas : toute situation est révolutionnaire, et nul
besoin comme feignait de le recommander Lénine, d’attendre pour
qu’elle le soit que les gouvernants ne puissent plus gouverner
parce que les gouvernés refusent de l’être.
Révolution de France pour révolution de
France, on nous pardonnera (ou pas) de préférer le 18
mars au 14 juillet. Et la révolte à la révolution, comme
Camus ? Sans doute : la
révolte, individuelle et collective, est constitutive de
l'humanité, en tant qu'elle la différencie des autres
animalités. La révolte
initiale est la manifestation fondatrice
de la conscience de soi -et la révolte
collective, celle de la conscience que
"soi" est élément d'un "nous". Et
de ce que le contrat social n'est pas passé entre le peuple
et l'Etat, mais entre les citoyens : l'Etat n'est pas
contractant, il n'est que le produit possible (et pas
nécessaire) du contrat. Il n'y a pas d'histoire de
l'humanité sans une révolte initiale contre l'ordre
naturel des choses (la domestication du feu n'est rien
d'autre que le fait de cette révolte initiale contre la
faim et l'obscurité), et pas d'histoire politique sans une
succession de révoltes contre les pouvoirs établis (même
par des révolutions) depuis la constitution des classes
sociales et du pouvoir politique, il y a 6000 ans.
Orwell,
nourri
de sa propre expérience de
combattant du POUM et de témoin de
l'écrasement des anarchistes
catalans par les staliniens à
Barcelone,
fait dire à O'Brian, dans 1984
: "Le pouvoir n'est pas un moyen, c'est une fin. On
n'établit pas la dictature pour sauvegarder la
révolution, on fait la révolution pour instaurer la
dictature. Le but de la persécution, c'est la
persécution. Le but de la torture, c'est la torture.
Le but du pouvoir, c'est le pouvoir". Et donc, la fin
de la révolution, comme en France en 1794, à Cronstadt
en 1921, à Barcelone en 1937. Une fatalité, ou un
enseignement ? De l'écrasement de trois révolutions,
ce n'est pas de faire notre deuil de toute révolution
qui s'impose, mais d'en dépasser les réductions
putschistes. Parce que, même devenu devise d'un Etat,
"Liberté, Egalité, Fraternité", c'est bien, toujours,
un programme révolutionnaire, quant il n'est pas
inscrit à l'entrée d'une prison...
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