Budgets publics genevois : Tournis de la rigueur ?

On vous parle d'un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître : en 1983, les socialistes français, au pouvoir depuis deux ans, annoncent un changement de politique : on se pliera désormais aux cadres, aux règles, aux normes des équilibres économiques libéraux. On continuera à faire des réformes, sans doute, mais seulement si elles peuvent rentrer dans ces cadres, ces règles, ces normes. Et ce fut le début de la fin du PS français. Pas le début de la fin de la gauche au pouvoir, puisqu'elle s'y accrochera encore, mais le début de la fin d'un pouvoir de gauche, c'est-à-dire d'un pouvoir menant une politique de gauche sur les enjeux qui font le clivage entre la gauche et la droite. Une politique "progressiste" sur des enjeux sociétaux restait possible, elle ne l'était plus sur ce qui la différencie d'une politique de droite : la fiscalité, la redistribution, le service public, la propriété privée des moyens de production. Ce virage de 1983 en France, on l'appela le "tournant de la rigueur" (parce que "rigueur", ça sonne moins mal qu'"austérité"). A notre petit niveau local, municipal,  une gauche majoritaire opérera-t-elle lors des votes budgétaires semblable "tournant", avec pour conséquence même tournis ? A moins que... A moins qu'elle se décide à donner corps politique à sa belle proclamation, devenue rituelle, de l'indissociabilité de l'urgence climatique et de l'urgence sociale. Et se donne les moyens, politiques et financiers de les relever les deux.

Toute action publique coûte. Mais l'inaction coûte plus encore

Le Conseil administratif (de gauche) de la Ville (de gauche) de Genève annonce qu'«à ce stade de l’élaboration du projet de budget 2022 de la Ville de Genève, les perspectives fiscales ne permettent pas au Conseil administratif de garantir l’octroi des annuités" à son personnel (la prime d'ancienneté et la progression du 13e salaire sont également menacées) "tant pour le personnel de la fonction publique municipale que pour le personnel du domaine de la petite enfance», et propose aux partenaires sociaux signataires de la Convention collective de la petite enfance de la dénoncer. Ce que les syndicats refusent. En rappelant que ce personnel, à 90 % féminin, ne bénéficie même pas des droits salariaux et sociaux de celui de la Ville, d'où . Heureusement, le même Conseil administratif (de gauche) de la Ville (de gauche) de Genève rappelle que «la décision finale quant au versement des mécanismes salariaux sera prise lors du vote du budget 2022 par le Conseil municipal». De gauche. Et qui avait refusé l'année dernière (le personnel menaçant d'un débrayage)  la même proposition du Conseil administratif de suspendre les mécanismes salariaux, proposition déjà faite pour les mêmes raisons budgétaires invoquées cette année : faire des économies (5,9 millions sur le personnel de la Ville, 2,3 millions sur celui de la petite enfance, soit, au total, un demi-centime additionnel d'impôt municipal).

La gauche municipale a tenu la législature précédente une position sur le budget qu'elle peut, qu'elle doit continuer à tenir, sans rien en changer : pas de coupes dans les prestations à la population (et donc dans les lignes budgétaires et les subventions qui les permettent), pas de réduction de l'offre culturelle et de l'aide sociale, pas de réduction des droits du personnel. Cette position a amené les syndicats et les partis de l'Alternative à lancer, à deux reprises, des référendums contre les budgets votés par la majorité de droite du Conseil municipal : à six reprises, ces budgets "de droite" ont été refusés. Il est dès lors évident que si le budget 2022 de la Ville devait ressembler à ceux que la droite avait pondus lorsqu'elle était majoritaire, et que la population a refusés, il conviendrait d'user à nouveau de la bonne vieille arme référendaire. Même si la majorité de gauche ne devait pas constituer un front aussi uni qu'on le souhaiterait : la population de la Ville est capable de défendre ses droits (et ceux d'un personnel que la Ville n'emploie pas elle-même mais qui a été au front de la lutte de la Ville contre la pandémie, comme celui de la petite enfance ou celui du nettoyage) même quand les abandonnent tel ou tel parti de la majorité municipale...

La fonction publique n'a pas à payer la crise covidienne, ni la réforme fiscale RFFA, qui a eu des effets encore plus lourds que ceux annoncés quand il s'agissait de la faire approuver par le bon peuple (l'impôt sur les entreprises a rapporté treize millions de moins que prévu à la Ville de Genève), cette crise et cette réforme expliquant à elles seules le déficit aux comptes 2020. 

Les moyens de relever l'urgence climatique et l'urgence sociale existent, et deux initiatives cantonales, parfaitement complémentaires et toutes deux soutenues par la gauche, en proposent quelques-uns : l'initiative "Climat urbain" (www.climat-urbain.ch), lancée par "Actif-trafic", l'ATE, Pro Velo, Pro Natura, et l'initiative "1000 emplois", lancée par les syndicats. A quoi s'ajoute une pétition municipale lancée par le Parti socialiste, constatant que "de très nombreux habitant-e-s ont énormément souffert de la pandémie de Covid-19, et que celle-ci a très lourdement précarisé de nombreux ménages", rappelant "la menace que représente la RFFA sur les recettes fiscales, avec un taux inique de 13,99 % alors même que le ministres des finances de sept des plus grandes puissances mondiales se sont mis d'accord sur un impôt mondial minimum pour les entrprises de 15 % " et que "la population de la Ville de Genève a refusé à 6 reprises les coupes budgétaires linéaires et spécifiques dans les budgets sociaux et culturels", et, en conséquence de quoi, demande le maintien des subventions  culturelles et sociales et des mécanismes salariaux des collaboratrices et collaborateurs de la Ville de Genève et de la petite enfance, s'oppose aux coupes budgétaires et demande la maintien des prestations municipales.

Maintenir les droits, les subventions, les prestations, Cela coûte ? Oui, cela coûte. Toute action publique coûte. Mais l'inaction coûte plus encore. Plus cher, plus longtemps et à bien plus de monde.

Et il y a tout de même deux variables d'ajustement à disposition pour équilibrer un budget sans rien réduire des prestations ni des droits, et sans rien renoncer des engagements politiques pris (ceux, précisément, de relever les deux urgences climatique et sociale) : le centime additionnel (l'impôt municipal) et le temps de travail de la fonction publique. On peut augmenter l'un, on peut réduire l'autre (sans réduction du salaire mensuel pour les plus basses classes de traitement). Et au besoin, faire ou laisser faire appel au peuple pour trancher, choisir par exemple entre une petite augmentation d'impôt et une grande réduction de prestations. Un vrai choix politique, une vraie clarification démocratique. Un vrai risque, sans doute. Mais une vraie démarche de gauche.


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