Un certain 11 septembre, vingt ans après

Le premier jour du XXIe siècle

Depuis des jours, sur toutes les chaînes de télé, sur tous les réseaux, par tous les media, nous revivons le 11 septembre new-yorkais d'il y a vingt ans. On n'en attendait pas autant du 11 septembre chilien : l'ONU a fait du 11 septembre une "journée mondiale de lutte contre le terrorisme", pas une "journée mondiale de lutte contre les putschs militaires fascistes. L'événement new-yorkais vaut sans doute ces brûlures de rappel, pour ce qu'il signifie et pour ses conséquences (vingt ans de guerres...), mais pourquoi les images du 11 septembre new-yorkais, et plus que les autres celles des tours en flammes puis de leur effondrement, sont-elles restées, vingt ans après, dans nos mémoires ? Peut-être pour l'inavouable raison qu'elles sont belles, avec leur ciel bleu profond, leurs flammes rouges, leur fumée noire et les vagues grises déferlant le long des rues : "a terrible beauty is born"... Et puis, ce 11 septembre, ce fut peut-être, historiquement, le premier jour du XXIe siècle. De spectacle, ce jour-là et les jours suivants, nous avons été gavés. Les images terrifiantes des attentats, déversées à satiété et jusqu'à plus soif de fumée, de feu, de gravats, de hurlements, de morts et de blessés, avaient-elles, et ont-elle toujours, une autre vertu, sinon une autre fonction, que celle d'un show télévisé, et de faire "vendre du papier" ou du "temps de cerveau" ? Pour les commanditaires des attentats du 11 septembre, en tous cas, la déferlante des images de leurs actes fut une aubaine; certes, ce ne sont pas les media qui tuent; mais ce sont les media qui font la publicité du tueur. Les télévisions qui ont retransmis, pratiquement en direct, puis en boucle pendant trois jours, les images du "blitz" ne sont pas coupables de ce qu'elles retransmettaient, mais elles sont responsables de l'impact immédiat, massif, mondial (mais non universel) de ces images. Mesurent-t-elles le sombre prestige qu'ainsi elles apportent à celui qui semble être le "daemon ex machina" du spectacle qu'elles offrent ? Et les témoins dont le premier réflexe est de saisir de quoi filmer plutôt que se demander qui et comment aider, à quoi et à qui servent-ils et servent leurs images ?

Le vieux visage de la guerre

Nous nous sommes retrouvés ce 11 septembre dans la situation du voyeur, du spectateur de l'horreur, qui fut déjà la nôtre lors de la guerre du Golfe (à ceci près que cette fois, on nous donnait quelque chose à voir : un avion transperçant une tour de part en part; des corps se jetant du haut d'un immeuble de 400 mètres pour ne pas périr dans les flammes; des nuages de poussière et de gravats submergeant Manhattan...), et dans cette autre situation déjà vécue d'entendre, de sur-entendre, de réentendre, sur toutes les chaînes, les mêmes "commentaires" par les mêmes "commentateurs" meublant le temps entre les images en scandant le spectacle de l'épouvante par l'invocation du monstre tapi dans l'ombre afghane. Pour le reste : pourquoi tant de haine ? Aucune idée...

Il faut être singulièrement dépourvu de mémoire, à moins que, plus obscurément, on se refuse à faire usage de celle dont on dispose, pour considérer que l'événement du 11 septembre est "sans précédent". Le terrorisme est sans doute la plus ancienne méthode d'action politique qui soit : il naît quand naît le pouvoir, qu'il en soit usé contre le pouvoir ou par le pouvoir, contre l'Etat ou par l'Etat.  Son "éradication" relève de l'illusion et nombre de ceux qui y invitent sont d'ailleurs prêts à le couvrir, quand ils ne l'ont pas eux-mêmes pratiqué, pour peu qu'il soit mené par un Etat, un gouvernement, un pouvoir en place. On pourra mobiliser toutes les polices, toutes les armées, toues les forces spéciales officielles ou officieuses dont on dispose ou dont on veut se doter au surplus, on ne rendra jamais impossible un acte terroriste et suicidaire à la fois. C'est avec des couteaux et des lames de rasoir que onze pirates de l'air ont transformé quatre avions en missiles pour faire trembler une hyperpuissance...  L'acte n'est pas sans logique, et l'attentat n'est pas aveugle : on a visé des lieux de pouvoir (le Capitole, la Maison blanche, qu'ils n'ont pas atteint, le Pentagone, qu'ils ont atteint) et des symboles de richesse (les twins, qu'ils ont détruites). Cela sans doute désigne clairement la cible (les USA,  l'"Occident") sans légitimer l'acte (et que l'on fut contraint de le dire résume bien ce à quoi un "débat" fut réduit en de telles circonstances...), mais cela suggère une intention, un calcul, une stratégie. Bref, la continuation de la politique par les moyens de la guerre, par un acte de guerre tout à fait comparable aux  actes de guerre traditionnels du XXème siècle : une incursion territoriale, un bombardement... auquel répondent d'autres incursions territoriales, des occupations, des bombardements.

Les attentats du 11 septembre ont suscité, outre d’innombrables appels à la "riposte", de non moins innombrables déplorations de la "vulnérabilité des démocraties face au terrorisme". Or ce ne sont pas "les démocraties", et moins encore "la démocratie", qui sont vulnérables; ce sont la richesse et le pouvoir, surtout lorsqu'ils sont concentrés, ou identifiables à des cibles précises (le WTC, le Pentagone...) La concentration du pouvoir (politique, économique, militaire) est aussi une concentration des cibles pour les adversaires de ce pouvoir, quels qu'ils soient. L'"exhibitionnisme technologique" du World Trade Center était aussi l’exhibition de sa fragilité, et ce qui vaut pour un édifice ("quel rêve pour un bombardier", soupirait Simone de Beauvoir regardant le sud de Manhattan...) vaut pour une société : plus une société est développée, plus elle est fragile -et qu'elle soit ou non démocratique n'ajoute ni ne retranche rien à cette fragilité. Plus un Etat est puissant, montre sa puissance et s'en glorifie, plus il sera une cible. Et qu'il soit démocratique ou non n'y change rien. La puissance même devient d'ailleurs une faiblesse, dans la "guerre asymétrique" qui oppose une superpuissance à une "nébuleuse", ou à des groupes restreints: Les USA sont trop puissants pour que l'on se risque à les affronter par les moyens d'une guerre "conventionnelle" -on les affrontera donc par des moyens face auxquels ils n'ont aucune parade efficace. A quoi servent les armées si elles ne peuvent rien contre un kamikaze armé d'un couteau ? A quoi sert l'armée la plus puissante du monde, si elle n'est pas capable de protéger la serveuse du bistrot du coin de Wall Street ou la nettoyeuse du Pentagone ? A quoi servent la CIA, le FBI, la NSA, leurs ersatz et leurs avatars ? Les services de sécurité et de renseignement américains sont capables de lire ce texte sous la forme où vous le lisez ; ils sont capables d'intercepter n'importe lequel de nos courriers électroniques, mais n'ont pas été capables d'empêcher un groupe terroriste de s'emparer sur territoire américain de quatre avions de ligne américains et de les jeter contre le WTC et le Pentagone. A utiliser le seul critère de l'efficacité, sans le soumettre, sans le plier à l'impératif de légitimité, on se condamne à applaudir à l'opération  : il s'agit peut-être là de la plus efficace de toutes les opérations de guerre menée contre une puissance mondiale depuis que puissance(s) mondiale(s) il y a. En quelques heures, le groupe auteur de l'opération a tué des centaines d'agents de la puissance publique américaine, détruit le symbole le plus voyant du capital financier, frappé le siège du complexe politico-militaire américain, fait chuter toutes les bourses du monde, et le dollar avec elles, manifesté l'extrême fragilité de la superpuissance américaine et traumatisé une bonne part des opinions publiques du monde "développé". 

Les causes de la violence terroriste, sauf à la réduire à des pulsions individuelles, sont d'ordre politique, au sens le plus large du terme (ce qui implique qu'elles peuvent aussi être d'ordre économique, social, culturel). Ce sont sur ces causes que les terroristes, quels qu'ils soient, s’appuient -et appuient leur projet politique, car ils en ont un. Ben Laden avait un projet politique. Daesh a un projet politique.  A ces projets politiques là doit s'en opposer un autre -mais la "riposte" militaro-policière que  les USA et l'OTAN avaient lancée n'en contenait aucun : elle ne fut qu'une gesticulation spectaculaire, elle ne consista qu'à affirmer qu'"on ne se laissera pas faire". Pas faire par qui ? Par un ennemi qu'on a soi-même produit, qu'on n'allait pas éliminer sans le recréer. Par un ennemi, en tous cas, qui ne connaît pas de frontières, n'a pas d'Etat ni n'est un Etat. Un ennemi qui est au coeur de la cible qu'il vise en même temps qu'il s'en tient le plus éloigné possible. Cet ennemi est inatteignable. La "riposte" n'a atteint que ce qu'elle pouvait atteindre : des pays faibles, quand ils n'ont pas déjà été dévastés par dix ou vingt ans de guerre. Ou un homme, Ben Laden, aussi remplaçable qu'un autre dans le rôle qu'il jouait. Vingt ans après avoir envahi l'Afghanistan pour venger le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont fui l'Afghanistan reconquis par les protecteurs de Ben Laden...

Le "coup" de New-York met en évidence l'infirmité du droit international  : il y a un droit de la guerre. Ce droit est ratifié par les Etats, et il est un droit de la guerre entre Etats. Que les Etats le respectent ou non (on sait bien qu'ils ne le respectent que lorsqu'ils ne ressentent pas le besoin de le violer...) ne change rien au fait qu'il s'adresse à eux, qu'ils en sont les garants, les sujets et les objets. La guerre, puisque de fait c'en est une, dont les attentats du 11 septembre sont une bataille, est certes menée contre un Etat; mais si elle est menée par la "nébuleuse islamiste", elle ne l'est pas par un Etat, ou plusieurs Etats. L'acteur de cette offensive de guerre contre les USA n'est pas un sujet du droit du droit de la guerre; les auteurs de ce crime contre l'humanité ne sont pas des sujets du droit humanitaire; cette guerre n'est pas perçue, ni réglée, par le droit.  Pourtant, les auteurs et les responsables des attentats du 11 septembre ont bien commis un crime -non un crime contre les USA mais, au sens même du droit international, un crime contre l'humanité. A ce titre, ils pourraient être traduits devant une Cour pénale internationale -mais les Etats-Unis ne reconnaissent pas cette Cour. Dans son intervention télévisée, George Bush a affirmé que l'"Amérique" (comme si les USA étaient toute l'Amérique) avait été "prise pour cible parce (qu'elle est) le phare le plus brillant de la liberté". Et si elle avait été attaquée parce que, prétendant l'être, elle ne l'était pas ? Parce que pour des peuples entiers, et pour des millions de femmes et d'hommes, le "flambeau de la liberté" n'éclaire et ne réchauffe que ceux que  le porteur du flambeau à choisi d'éclairer et de réchauffer, laissant les autres dans la nuit -ou les brûlant ?
 
Les USA "sont en guerre" avait-on clamé et avaient déclaré les  autorités américaines. Soit. Mais en guerre contre qui ? contre quoi ? La comparaison, elle aussi récurrente, faite avec Pearl Harbour n'est pas sans intérêt, si elle est sans pertinence (New-York rappelle plus Dresde ou Hambourg, Hiroshima ou Nagasaki) : A Pearl Harbour, les USA avaient été attaqués par un Etat, qui s'était attaqué à une base militaire (navale); les USA avaient en réponse déclaré la guerre à cet Etat; ont mené cette guerre contre cet Etat, et l'ont vaincu (en usant, pour rappel, d'armes de destruction massive et indifférenciée : après Pearl Harbour, il y eut Hiroshima, et après Hiroshima la capitulation du Japon, et après cette capitulation, l'intégration du Japon dans le système de défense occidental...). La guerre contre le Japon avait abouti à la politique, c'est-à-dire à quelque chose qui tient, forcément, de la négociation, soit avec l'ennemi (le Japon), soit avec les héritiers de l'ennemi (l'Allemagne post-nazie). A quoi peut bien aboutir une guerre des USA contre Ben Laden ? A l'élimination de Ben Laden, évidemment. Et ensuite ? A l'élimination des Talibans ? Ils sont là, les Talibans, vingt ans après, au pouvoir, à Kaboul. Il n'y avait personne avec qui négocier en 2001; aucun Etat à faire capituler; il y avait sans doute un pouvoir à renverser et auquel substituer un nouveau pouvoir, mais vingt ans après, le pouvoir qu'on avait renversé est revenu en renversant le pouvoir qu'on avait institué à sa place. 
Les USA, désanctuarisés il y a vingt ans, sont devenus un Etat comme un autre. Plus puissant que les autres, mais avec une mémoire plus courte, et comme les autres menacés par les désordres du monde qu'ils croyaient pouvoir dominer, ou s'en préserver après les avoir si souvent provoqués, ou alimentés : les USA n'ont pas seulement envahi l'Afghanistan, il y a vingt ans, ils ont aussi envahi l'Irak. Et l'ont aussi quitté en le laissant en pâture à l'Iran, en concurrence avec les djihadistes sunnites.

Les USA et leurs alliés ont abattu Oussama Ben Laden, occupé l'Afghanistan, détruit des camps d'entraînement -et après ? Les réseaux se sont  reconstitués, d'autres sont nés,  Ben Laden a eu des successeurs. Il était lié à la famille royale saoudienne et l'Arabie Saoudite et sa famille royale sont des alliés des USA, et l'un de leurs principaux points d'appui dans la région; Oussama ben Laden était allié aux Talibans afghans, lesquels étaient soutenus par le Pakistan, principal point d'appui américain contre l'Union Soviétique dans le conflit afghan. Les USA ont financé et armé l'Arabie Saoudite (et donc Ben Laden). Ils ont financé et armé le Pakistan (et donc les Talibans). Ils ont instrumentalisé les Frères Musulmans et la Jamaat-I-Islami pakistanaise. Ils ont directement soutenu Ben Laden quand il combattait les Soviétiques. Ils ont largement contribué, à cette époque, à la constitution de sa capacité de nuisance. Ils ont été les parrains de ceux qui les ont frappé le 11 septembre. On se retrouve là en paysage connu : il en fut de même des grands narco-trafiquants, érigés en ennemis publics des USA après avoir été financés et armés par les USA contre les mouvements armés d'extrême-gauche  en Amérique latine. Les USA ont eux-mêmes armé la bombe qui leur a explosé à la figure. Mais les victimes réelles de cette bombe, les milliers de personnes tuées le 11 septembre,  n'y sont pour rien. Quant aux politiciens et aux services spéciaux qui l'ont armée, ils sont indemnes. Des innocents ont payé pour des coupables. Quand les dirigeants américains assurent qu'ils puniront non seulement les organisateurs du massacre, mais également ceux qui les ont protégés, mesurent-ils à quoi ils s'engagent ? Qui donc, déjà, était patron de la CIA, lorsque la CIA soutenait Ben Laden ?
Outre ses organisateurs, l'opération du 11 septembre aura fait des heureux : les pouvoirs pour qui le spectre du terrorisme islamiste justifie leur propre terrorisme. Les premières victimes du 11 septembre sont américaines. Les victimes qui ont suivi se comptaient au sein des peuples et des communautés au nom desquels le responsable présumé des attaques contre New York et Washington menait sa guerre sainte. Les Etats-Unis ont été visés. Mais nous aussi. Rien n'est plus étranger aux intérêts des "peuples en lutte" que l'amalgame de toute la société américaine aux pouvoirs et aux individus qui la dominent. Comme bien d'autres, nous travaillons quotidiennement avec des militants américains, avec des ONG américaines. Comme bien d'autres, nous travaillons avec un mouvement de contestation de l'ordre du monde, présent aux USA, et dont l'audience aux USA est croissante. En quoi les attentats du 11 septembre ont-ils renforcé ce mouvement, ces militants, ces ONG ? En rien, évidemment, et c'est un euphémisme. Tout le travail de l'"autre Amérique" aux côtés des forces qui, partout dans le monde, se battent pour un "autre monde", a été durablement entravé par les conséquences culturelles et politiques du terrorisme qui a frappé la côte est des USA. D'entre les milliers de victimes du 11 septembre, il y en avait qui étaient "de notre camp". Et, les kamikazes mis à part, aucuns qui étaient des organisateurs de ce massacre.

Pourquoi alors,  si douloureux, si insupportable, si incompréhensible que cela soit, les attentats du 11 septembre ont-ils été salués dans les géhennes du monde par des cris de joie et de victoire ?  Que répondre à la Schadenfreude que les attentats ont suscité dans les camps palestiniens ou les rues de Bab-El Oued ? Qu'une saloperie n'en efface pas une autre ? Que les morts de New-York ne feront pas revivre ceux de Sabra et Chatila ? Que la destruction du WTC ne compense pas celle d'un orphelinat de Bagdad, mais s'y ajoute ? Que les attentats du 11 septembre ne servent aucune cause juste, pas plus celle des peuples dominés que celle des dominés dans les Etats dominants ? Qu'aucune révolution, jamais, nulle part, n'a abouti par de tels moyens, et que l'usage de ceux-ci au contraire a toujours renforcé les pouvoirs en place ? Que, comme le proclamait la Première Internationale, "la libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes" et que les kamikazes font d'aussi piteux révolutionnaires que les milliardaires saoudiens d'aussi improbables porte-paroles des opprimés ? Ces réponses sont justes, fondamentalement justes. Elles sont légitimes, et elles sont indispensables. Mais elles sont inaudibles par ceux à qui elles s'adressent -les humiliés et les offensés qui voient le monde rester sourd et aveugle à leur humiliation et leurs offenses, tout en priant pour les victimes du 11 septembre américain. Prier qui, d'ailleurs ? Un Dieu impuissant ou un Dieu complice ? Un Dieu qui pleure au bord des fosses communes ou un Dieu qui les remplit ? Un dieu en tous cas qui ne pourrait faire plus beau cadeau aux hommes que son inexistence. Le "God bless America" de George Dobleyou répond au "Allah Akhbar" d'Oussama Ben Laden. L'un et l'autre ne traduisent que le vieux "Gott mit Uns" de tous les massacreurs, l'antique "Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens" de tous les soudards cuirassés de bonne conscience religieuse. Ces charognards rendent fier d'être athée. Aux uns comme aux autres, on peut adresser cette accusation lancée par Bakounine à Netchaïev : de n'avoir à proposer que la violence pour le corps, et le mensonge pour l'âme.

"Rien ne sera plus comme avant" ce 11 septembre 2001, nous affirmait-on. Les fabriques sociales et économiques du désespoir allaient-elles cesser de les produire ? Et  comment était-ce, avant ce 11 septembre qui est supposer tout changer, ou presque?  Avant, c'est-à-dire maintenant, il y avait, et il y a,  toutes ces guerres qui ne sont pas reconnues comme telles, et dont les morts se comptent par centaines de milliers. Pendant dix ans, en Algérie, s'est déroulé un conflit que personne n'a reconnu comme une guerre. En ces dix ans, en Algérie, dans ce conflit que personne n'a reconnu comme une guerre, l'équivalent de la population de la ville de Genève a été tuée. 200'000 morts. Et ce ne serait pas une guerre parce que ce ne sont pas deux Etats qui s'affrontent ? Ce ne serait pas une guerre parce que l'un de ses protagonistes n'a pas signé les Conventions de Genève, personne d'ailleurs ne le lui ayant demandé ? Ce ne serait pas une guerre parce que les images n'en encombraient pas nos écrans de télévision ? C'était une guerre. Et c'était une guerre qu'aucun des instruments du droit de la guerre ne permet de saisir. Une guerre dont aucun moyen de communication ne se repaît. Une guerre exemplairement moderne : on y décapitait à la hache, on y égorgeait au couteau.

Le XXème siècle avait commencé à Sarajevo, en juillet 1914. Le XXIème siècle a commencé  le 11 septembre 2001 à New-York et à Washington. Bienvenue dans le XXIème siècle. Un monde nouveau : il y a le Bien et nous en sommes. Il y a le Mal, et ce sont les autres. Nous ne sommes en rien responsables du Mal. Il nous est étranger. Nous n'avons jamais rien fait pour le produire, le provoquer, l'entretenir. Nous ne l'avons même jamais toléré. Nous sommes dans le camp du Bien. Et si le Mal naît de la misère, du chômage, du désespoir, de l'oppression, s'il naît de la torture, de la négation des droits fondamentaux, de la violence des puissants, ce n'est pas notre faute. Nous ne sommes ni responsables, ni complices, ni coupables. Tout juste spectateurs compatissants.  A ceux qui décidément restent étrangers à cette bonne conscience, à qui ces appels à la mobilisation générale contre les forces du Mal ne parlent pas plus que les appels concurrents à la lutte contre le Grand Satan, il reste à soutenir, partout où elles existent -et elles existent partout- les forces luttant, par des moyens compatibles avec le sens de leur lutte, pour le respect des droits individuels et collectifs, idéaux et matériels, de la personne humaine, pour la démocratie, la justice sociale, l'égalité des droits. Et ni Bush ni Ben Laden, n'étaient de ces forces là, ni alliés d'aucune de ces forces, ni crédible, l'un comme défenseur de la démocratie, l'autre comme défenseur des victimes de l'ordre du monde. Ils n'étaient chacun que l'ombre de l'autre sur un immense terreau : celui de la misère, de l'humiliation de l'exclusion des deux tiers du monde par un tiers.

La guerre n'a pas changé de visage le 11 septembre. Elle a toujours le même visage : celui des morts, des décombres, des cris de douleur. Ce visage est aujourd'hui immédiatement diffusé, reproduit, porté au regard de cette part du monde dont les conditions d'existence sont telles qu'elle peut se préoccuper d'autre chose que de sa propre misère (matérielle), mais ce visage est celui de toutes les guerres du siècle passé. "Qu'est-ce qu'une guerre ? C'est quand des pauvres qui ne se connaissent pas se massacrent pour des riches qui se connaissent et ne se massacrent pas", écrivaient les anarchistes français en août 1914. Bush et Ben Laden avaient raison : nous sommes en guerre. Mais pas depuis le 11 septembre 2001 : depuis des siècles.  Le 11 septembre 2001, des milliers d'Américains ont été tués lors d'une offensive terroriste, spectaculaire, et dont les images se sont répandues en quelques heures dans le monde entier. Le même jour, comme chaque jour de chaque année depuis, selon la FAO, plus de 35'000 enfants sont morts de faim dans le monde. Ces morts s'additionnent, leurs assassins se complètent. 

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