Vous n'aimez pas Tanner ? vous n'aimez pas Godard ? vous n'aimez pas Buñuel ? Allez vous faire foutre !
Vivre sa mort
La disparition d'Alain Tanner et celle de Jean-Luc Godard nous auront bien plus peinés que celle d'Elizabeth Windsor. Nous rendions hommage à Alain Tanner, lundi. Nous rendons aujourd'hui hommage à Godard. Qui a choisi le moment de sa mort, n'étant pas homme à l'attendre, mais à la convoquer. Nous qui étions encore enfants quand faisait exploser A bout de souffle dans les salles françaises, il nous a accompagné depuis que nous avons pu entrer dans une salle de cinéma pour y voir autre chose que des films pour enfants, et les voir là où le cinéma doit se voir, s'entendre, se vivre. Nous sommes nombreux, cinéphiles, cinéphages, à ne pas avoir été des spectateurs conscient sans Godard. Nous n'avons pas vu A bout de souffle, Le Petit Soldat, Une femme est une femme, Vivre Sa vie, Le Mépris, Bande à part quand ils sont sortis -nous étions trop jeune, on ne nous aurait pas laissés entrer dans la salle. Aurions nous compris ce que nous aurions vu ? Nous les avons pourtant vus, plus tard, en cinéclubs. Le premier Godard que nous sommes nombreux à avoir pu voir en salle, ce fut La Chinoise. Puis One plus one. Et depuis, il n'a cessé, JLG, de nous bousculer, à la fois incompréhensible et hypnotique, insupportable et indispensable... "L'important, c'est d'emmerder le monde sans qu'il sache pourquoi"... ce pourrait être de Godard, mais c'est de Buñuel...
"La marge, c'est ce qui fait tenir ensemble les
        pages d'un livre"
      
"Le cinéma mondial est orphelin", a
          déclaré l'ancien président du Festival de Cannes, Gilles
          Jacob. Il est pourtant plus vieux, cet orphelin, que  l'était
        Jean-Luc Godard, né trois ans après le cinéma parlant -et
        parlant, son cinéma à lui le fut, sans rival dans cette parlure
        étrange, qui tenait de celle du gourou en même temps que de
        celle du pochard. Du cinéma, il disait qu'il est "une forme qui
        pense". Le sien était aussi une forme qui parle. Il proclamait,
        en même temps que "faire du cinéma et le tapin, c'est la même
        chose" et qu'il fallait "faire politiquement du cinéma
        politique". Faire du cinéma politique en sachant qu'on en fait,
        en ayant décidé d'en faire. Parler de l'Histoire (avec une
        grande hache). Au risque, évidemment, de déconner. Et, à force
        de vouloir rompre avec tout, même avec la rupture, d'être comme
        le qualifièrent les situationnistes en 1968, "le plus con des
        cinéastes suisses pro-chinois"... et peu importe qu'il y en ait
        ou non eu d'autres. En 1965, Aragon, dans "Les Lettres
        françaises", assurait que "l'art d'aujourd'hui, c'est Jean-Luc
        Godard" -ce n'était en effet déjà plus Aragon. 
    
Godard, ce sont cent-cinquante créations dont
        cinquante films en plus de soixante ans. Il ne doit pas avoir
        grand monde à les avoir vus tous, ces films, d'"Opération béton"
        en 1954, sur le chantier de la Grande Dixence, au "Livre
        d'images" en 2018. Pas grand monde non plus à penser tous le
        méritent : il y en a qui font date, d'autres sont dispensables,
        quelques uns même insupportables, mais les images et les mots murmurés, chevrotants,
        des derniers, de "Film socialisme", d'"Adieu au langage", du
        "Livre d'images", ont quelque chose d'hypnotique, même quand on
        ne les a vues que sur un écran de télévision ("dans la salle de
        cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la
        baisse", avait-il résumé... et quand on regarde un écran
        d'ordinateur ou de smartphone, on en fait quoi, de sa tête ?)
      
Jean-Luc Godard concluait, en 1988, une préface à
        la "Correspondance" de François Truffaut en soupirant "François
        est peut-être mort, je suis peut-être vivant. Il n'y a pas de
        différence, n'est-ce pas". Il n'y en a plus, il est mort mardi.
        Il ne pouvait laisser à personne d'autre que lui-même le pouvoir
        de décider de ce moment. Epuisé, il a  choisi de partir, et de
        se faire assister pour ce dernier départ, au moment même où en
        France, on se décide enfin à envisager de ne plus réprimer
        l'assistance à la mort choisie. Recevant en 2014 le Prix du Jury de Cannes pour
          "Adieu au langage", et ne venant (évidemment) pas chercher son
          prix, il avait envoyé une lettre vidéo au président et au
          directeur du festival, et leur annonçait : "j'irai dorénavant
          là où je suis resté". Il faudra se passer de lui. On y
        arrivera (tant d'autres y sont arrivés fort bien). On arriverait
        aussi à se passer de ses films, mais on n'en a pas envie. Ils
        ont scandé des décennies de nos vies, et il n'a pas d'héritier.
        Quelques épigones, peut-être, et des compagnons, comme les
        Straub, comme lui campant dans une marginalité choisie,
        revendiquée, cultivée, au point de lui avoir fait détester son
        "A bout de souffle", coupable d'avoir attiré deux millions de
        spectateurs dans les salles : "La marge, c'est ce qui fait tenir
        ensemble les pages d'un livre", comme le montage, c'est ce qui
        fait tenir ensemble les images d'un film. Et comme chacun de ses
        films, des plus géniaux (on mettra ici "Pierrot le Fou" et
        "Histoires du cinéma" au-dessus de tous les autres) aux plus
        irregardables (qu'on laissera reposer en paix sans les citer à
        comparaître), fait tenir ensemble les pans d'une oeuvre dont le
        chaos apparent même produit une cohérence surprenante 
      
    
    


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