Retraites : nouvelle journée de mobilisation en France
Le coup de jeune des syndicats
L'examen en commission parlementaire du projet de réforme du système français de retraite a commencé hier à Paris, à l'Assemblée nationale, mais c'est peut-être aujourd'hui que tombera le premier verdict, d'un tribunal que les Français convoquent régulièrement faute de disposer d'un droit de se convoquer eux-mêmes en référendum contre un projet gouvernemental. Ce tribunal, c'est la rue : "la démocratie ne consiste pas à donner un chèque en blanc à celui qui a remporté le scrutin. Elle doit permettre au peuple, en certaines occasions par la mobilisation de la société civile, d'exercer une opposition et de remettre l'ouvrage sur le métier", avertit le Secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger. C'est ce qu'on fait en Suisse par les instruments de la démocratie directe, et qu'on fait en France par les grèves et les manifs (qu'on qu'on en fasse aussi en Suisse pour lancer un référendum). Aujourd'hui, pour la deuxième fois, les syndicats, unis comme jamais depuis longtemps, organisent une journée nationale de lutte. Et c'est bien le sort du projet Macron-Borne qui est en jeu, et peut-être même celui du gouvernement, et le bilan du second et dernier septennat du président. Mais si cette journée est réussie, si la mobilisation est massive, si elle est nationale, si elle mobilise dans tous les secteurs et dans toutes les couches sociales (et tout cela, la première journée de mobilisation, le 19 janvier, avec plus d'un million de personnes dans la rue, l'a été), elle manifestera aussi une renaissance : celle d'un mouvement syndical fort dans l'un des pays d'Europe où le taux de syndicalisation est le plus faible (19,3 % en 2019, quand il était de 17,4 % en Suisse).
Qu'est-ce qui l'emportera ? la colère ou
l'inquiétude ?
En France comme l'année dernière en Suisse, les
projets de réforme (ou plutôt de contre-réforme) des systèmes de
retraite ont donné (en Suisse) ou redonné (en France) un bon
coup de jeune au mouvement syndical. Certes, en Suisse, le
résultat ne fut pas à la hauteur des mobilisations (avec manifs
mais sans grèves, puisque l’instrument privilégié fut
institutionnel : le référendum et le vote populaires), mais il
s'en est fallu de fort peu, de quelques milliers de femmes qui
ne sont pas allé voter "non" à "AVS 21" qui les frappait elles,
d'abord (seule la gauche combattait le projet, et elle a obtenu
presque la moitié des votes). Et le combat n'est pas terminé :
la prochaine grande "journée de mobilisation et de lutte", pour
parler français syndical, est d'ores et déjà agendée : ce sera
le 14 juin, journée de la grève féministe, que les syndicats ont
décidé de soutenir activement. En France, aujurd'hui précisément
une nouvelle "journée de mobilisation et de lutte" et de grèves,
fût-ce par procuration, contre la réforme Macron-Borne du
système de retraite. Une journée décisive, totalement en mains
d'un mouvement syndical qui, avant cette réforme, était divisé,
affaibli, et l'un des moins représentatif d'Europe, si on mesure
la représentativité syndicale au taux de syndicalisation des
salariés.
Il y
a à la fois de la colère et de l'inquiétude dans l'opinion
française. Si la colère l'emporte, le mouvement s'étendra,
se radicalisera, et pourra renvoyer la réforme
Macron-Borne à ses auteurs, comme bien des réformes
précédentes (celle de 1995, par exemple, que le mouvement
social a contraint Alain Juppé à retirer), tuées par la
rue. Si c'est l'inquiétude qui l'emporte, après une
mobilisation par procuration (on soutient des
manifestations auxquelles on ne prend pas part, et des
grèves qu'on ne peut pas faire), la résignation laissera
passer la réforme (comme celles de 2003, de 2010 et de
2013), quitte à ce qu'elle soit elle-même réformée (avec
un report plus modeste de l'âge de la retraite, ou le
passage à un nombre plus bas que prévu d'années de
cotisations), sans pour autant que sa nécessité ait été
admise. Il y a deux semaines, un sondage suggérait que 68
% des Françaises et Français étaient opposés à la
réforme... et que tout autant pensaient qu'elle sera
appliquée malgré la mobilisation contre elle.
L'opinion publique française est, à
en croire les sondage (mais ils convergent tous) massivement
opposée à la réforme Macron-Borne. Et cette opposition s'est
accrue au fur et à mesure que le gouvernement défendait sa
réforme. Avant l'été, une majorité de Français.es
considéraient encore qu'une réforme est nécessaire, pour des
raisons liées à l'évolution démographique. Après l'été, une
majorité s'opposait à ce qu'une majorité soutenait trois moins
auparavant, doutait de la nécessité de la réforme, et,
n'adhérant pas aux justifications que le gouvernement lui
donnait, avait l'impression qu'il ne proposait pas une
solution à un problème, mais créait lui-même le problème, et
le conflit. Et cette majorité négative se dessinait même, fin
janvier, au sein de la catégorie sociale la plus "macroniste",
celle qui constitue la base électorale la plus solide du
président et du gouvernement : les retraités. Le président et
le gouvernement expliquaient que le système de retraites était
en péril financier, mais se sont mis à expliquer que les gains
financiers de la réforme pouvaient en partie être utilisés à
autre chose qu'à financer ce système -qui ne serait plus alors
en un péril aussi imminent... et "les gens" ont
progressivement réalisé, au-delà des justifications données
par le pouvoir à sa réforme, ce qu'elle allait signifier pour
eux, ou pour leurs proches. Même ceux qui n'y perdaient rien
ont conçu que le projet de réforme était injuste -et se sont
donc solidarisés avec ceux qui allaient réellement y perdre
-dont les femmes, comme l'a reconnu le ministre des relations
avec le Parlement, Frank Riester. Du coup, même la base
parlementaire sur laquelle comptent Macron et Borne s'effrite
: au sein du principal parti de la droite démocratique, les
Républicains, un tiers des députés se disent désormais opposés
au projet, et au sein même du parti macroniste une dizaine de
députés pourraient lâcher le président. L'enjeu pour Macron est d'inscrire une
réforme dans son bilan. Mais il n'a plus l'enjeu d'une
réélection, puisqu'il ne peut plus être candidat, et pas
encore celui de l'élection d'un dauphin, puisqu'il n'en a pas.
Il a toutefois un enjeu politique fort à relever : empêcher la
montée en puissance du Rassemblement national, l'empêcher de
capitaliser sur tous les mécontentements, et de le faire mieux
qu'une gauche peut-être rassemblée dans la NUPES, mais pas
unifiée. Le
Secrétaire général de la CFDT Laurent Bergé est inquiet :
"si le texte passe tel quel, sans aucune
inflexion, avec la mobilisation que l'on connaît,
ce serait dangereux pour la suite. Parce que ça
entretiendrait dans le monde du travail un vrai
ressentiment qui ressurgirait d'une manière ou
d'une autre (...) avec de nouvelles victoires pour
l'extrême-droite". Laurent Bergé, estime qu'"il
faut encore une ou deux démonstrations de force" dans
la rue pour que le gouvernement "prenne conscience du
puissant rejet que son texte suscite", et le
contraigne à revoir sa copie, et notamment à retirer
le report de l'âge de la retraite à 64 ans, mais
ajoute que "le niveau d'efficacité syndicale ne se mesure
pas au niveau d'emmerdements concrets pour les citoyens" :
il est là pour constituer un rapport de forces.
Et un rapport de force fondé sur l'unité syndicale retrouvée..
Ce n'est pas tous les jours qu'on peut saluer
l'inspiration suisse d'une réforme française...
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