Que faire d'un impôt qu'on ne peut refuser ?
On va océdéer....
Connaissez-vous le verbe océdéer ? Il est
nouveau, il vient de sortir : il désigne l'action politique
consistant à présenter une proposition dont presque personne ne
voulait mais que ceux qui n'en voulaient pas soutiennent et que
ceux qui le voulaient combattent. Ainsi se prononcera-t-on en
Suisse, le 18 juin, sur une augmentation d'impôt approuvée par
la droite et combattue par une bonne partie de la gauche...
Ainsi présenté, le scrutin a quelque chose de légèrement
paradoxal -du moins si on s'en tient à son intitulé :
acceptez-vous de poser un taux minimum d'imposition de 15 % des
bénéfices des multinationales présentes en Suisse. Sauf qu'il y
a, derrière cette question, une autre question : à qui, et à
quoi vont aller les ressources fiscales supplémentaires que
cette augmentation d'impôt va rapporter ? Rien en effet ne garantit qu'elle ne va pas servir de
prétexte à renoncer à d'autres ressources fiscales, ou à faire
de nouveaux cadeaux fiscaux aux hauts revenus, aux grosses
fortunes et aux grosses entreprises. Et rien ne garantit non
plus que ces nouvelles ressources vont être utilisées par les
cantons pour financer des engagements socialement et
environnementalement utiles plutôt qu'à faire des cadeaux aux
multinationales imposées au barème OCDE, pour les attirer ou les
maintenir chez eux. Comme tous les cantons suisses sont
désormais, après les élections genevoises, à majorités
parlementaires et gouvernementales de droite, on peut s'attendre
à ce que ces majorités continuent, chacune dans son canton et
contre les cantons voisins, à se livrer à l'exercice pervers de
la sous-enchère fiscale et du dumping économique.
Sauf à faire de l'impôt un totem ou un tabou, ce qui le justifie, cet impôt, c'est ce qu'on en fait...
Sur proposition des ministres des Finances du G7,
l'instance de l'OCDE (dont la Suisse est membre) pour les
questions fiscales, puis l'OCDE elle-même, tous lassés du jeu
des multinationales avec les possibilités données par les lois
fiscales de réduire au maximum les impôts qu'elle paient, ont
accepté le principe d'un impôt universel minimal de 15 % sur les
ventes (plutôt que les bénéfices) ou le revenu consolidé (le
revenu cumulé de l'ensemble de leurs filiales) des grandes
entreprises (celles qui réalisent un chiffre d'affaire annuel de
plus de 750 millions de dollars), y compris les GAFA (Google,
Apple, Facebook et Amazon), et une imposition de la consommation
des produits qu'elles exportent, dans l'Etat où ils sont
consommés. 140 Etats se sont engagés à appliquer la
recommandation de l'OCDE. Ceux qui ne le feraient pas verraient
tout de même "leurs" multinationales, ou leurs filiales, être
imposées ailleurs -dans les pays ayant introduit ce fameux taux
de 15 %. 2000 entreprises suisses ou succursales suisses
d'entreprises étrangères seraient concernée. Le Conseil fédéral
a évalué les recettes supplémentaires produites par l'"impôt
OCDE" dans une fourchette de un milliard à deux milliards et
demi de francs par année, sans compter ce que pourrait
rapporter (jusqu'à trois milliards) la taxation complémentaires
de filiales suisses d'entreprises de pays n'appliquant pas la
taxation OCDE.
Le taux de 15 % finalement retenu est assez modeste (les USA proposaient 21 %, la Suisse, le Luxembourg, l'Irlande, les Pays-Bas, Singapour, ont réussi à le baisser à 15 %), et ne sera pas mondial, si l'impôt lui-même doit l'être : chaque Etat demeure libre de déterminer son taux d'imposition, mais les filiales à l'étranger des entreprises suisses imposables pourraient être imposées à l'étranger de manière complémentaire. Toutefois, comme la taxe OCDE ne concernera pas les PME, les cantons pourront continuer à se livrer à une concurrence fiscale entre eux. Et comme on les connaît, il ne vont pas s'en priver, d'autant que ce qui est proposé en Suisse pour le partage de la manne financière offerte par la nouvelle imposition c'est d'en attribuer les trois quarts aux cantons, et seulement un quart à la Confédération. La gauche proposait 80 % à la Confédération et 20 % aux cantons (elle se contenterait aujourd'hui d'un 50/50), pour éviter de faire un cadeau à des cantons qui pratiquent le dumping fiscal,. C'est sur cette répartition contestable que se fonde le refus du Parti socialiste suisse d'accepter le projet soumis au peuple, et son appel à voter "non" le 18 juin. Sauf que des sections du parti, et même le PS genevois appellent, eux, à l'accepter ce projet, d'autres laissant la liberté de vote.
On peut se dire, comme le PS genevois, que renforcer l'imposition des
multinationales, ce à quoi aboutit l'"impôt OCDE", est une
vieille revendication du PS, que refuser cet
impôt ne servirait à rien puisqu'il est fondé sur un accord
international que la Suisse, forcément, va finir par appliquer,
que le peuple vote "oui" ou "non" au projet spécifique qui lui
est soumis pour concrétiser cet accord, et que
rien ne garantit que la Confédération ferait meilleur
usage que les cantons de ressources supplémentaires, quand
elle préfère acheter des avions de combat hors de prix et
sauver une banque victime d'elle-même que financer le
maintien des retraites du premier et du deuxième pilier...Mais
on peut aussi se dire, comme le PS suisse (et les PS vaudois et
fribourgeois) que si le projet soumis au vote le 18 juin est
refusé, un autre projet, qui pourrait être moins mauvais, sera
présenté parce que la Suisse ne voudra pas que le produit de
l'"impôt OCDE" file dans d'autres pays.
Autrement dit, la question ne se pose pas de
savoir si la Suisse adoptera ou pas cet "impôt OCDE" : elle
l'adoptera, le 18 juin ou plus tard, parce qu'elle aurait trop à
perdre à ne pas le faire -c'est ce qui explique que toute la
droite le soutient, comme l'Association suisse des banquiers,
Economiesuisse, Swiss Holdings, et on en passe... En revanche,
se pose la question de savoir à quoi servira le produit de cet
impôt : à accorder de nouveaux cadeaux fiscaux à des entreprises
(et des personnes) qui n'en ont pas besoin, tant on leur en a
fait ces vingt dernières années, ou à financer des politiques
sociales et environnementales ? Introduire un taux d'imposition
minimum des multinationales, c'est bien. Admettre la création
d'un impôt mondial -le premier du genre, c'est encore mieux.
Mais savoir qui va en bénéficier, c'est tout de même une
question qui mérite d'être posée -parce que sauf à faire de
l'impôt un totem ou un tabou, ce qui le justifie, cet impôt,
c'est ce qu'on en fait, et qui va bénéficier des dépenses qu'il
permet.
Voter "non" le 18 juin, c'est déjà une manière de poser le débat en ces termes -les seuls qui devraient nous intéresser.
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