Poutine a eu la peau de Prigojine

 

Mort de la créature

Un avion privé avec dix personnes à bord, reliant Moscou à Saint-Petersbourg, explose en vol, perd une aile et se crashe dans la région de Tver onze minutes après avoir décollé. Ses dix passagers sont tués. D'entre eux, les chefs du groupe Wagner, dont Evgueni Prigojine, sa figure de proue, mais aussi Dmitri Outkine, son véritable fondateur et le chef des opérations du groupe en Afrique. Après la mutinerie du groupe Wagner, en juin dernier, et sa reddition à Poutine, on ne donnait pas longtemps à vivre à Prigojine. Et on ne doute guère que sa mort, mercredi n'ait rien d'accidentelle, et que Poutine y soit pour quelque chose. On suppute : bombe dans l'avion, ou missile contre l'avion ? Et on se demande ce que faisait tout ce beau monde ensemble dans le même avion,en Russie alors que certains étaient supposés être en Afrique, et qu'un deuxième avion appartenant à Prigojine mais sans Prigojine, ait pu atterrir sans problème près de Moscou quelques heures après le crash du premier. On est seulement surpris que l'élimination de Prigojine se soit faite si tôt, deux mois après la mutinerie de Wagner. Et que Prigojine soit éliminé le jour de la fête nationale ukrainienne ne doit sans doute rien au hasard. Au moment où tout le monde apprenait ce qui était arrivé à Prigogine, Poutine assistait à Koursk à un concert et saluait le "dévouement" et la "loyauté" des soldats russes en Ukraine, combattant "avec courage et détermination" les "néonazis" ukrainiens. Le concert et l'hommage ont été suivis d'un feu d'artifice... Prigojine et les siens avaient alors déjà été abattus. Hier, Poutine a présenté ses condoléances aux proches de Prigojine. Il peut se le permettre. Frankenstein était le seul à pouvoir tuer sa créature. 

"Une monarchie absolue tempérée par l'assassinat" (Custine)

Le 23 juin, les troupes du groupe Wagner, avec Prigojine à leur tête, prenaient le centre du commandement militaire de Rostov sur le Don, se mettaient en marche en direction de Moscou... et s'arrêtaient le lendemain à 200 kilomètres de la capitale. Il ne pouvait guère aller plus loin,  faute de ralliements de troupes régulières. Et puis, qu'aurait-il fait à Moscou ? Renverser Poutine ? Il assurait ne pas le vouloir. Et il aurait eu à combattre les troupes tchétchènes de Ramzan Kadyrov, appelées à la rescousse par Poutine. Pendant les deux jours qu'a duré la mutinerie du groupe Wagner, la Garde nationale russe (Rosgvardia), forte de 350'000 à 400'000 hommes, a brillé par son absence. Elle relève pourtant directement de Poutine, chargée qu'elle est, notamment, de sa protection. Poutine ignorait encore, deux semaines après la mutinerie, quels membres de la haute hiérarchie militaire russe avaient pu être complices de Prigojine. On n'avait d'ailleurs pas eu de nouvelles du général Sourovikine, qui fut chef d'état-major des forces d'invasion de l'Ukraine, jusqu'à ce qu'on apprenne qu'il avait été relevé de tout commandement... Il est vrai qu'on n'en avait pas eu non plus pendant des jours de Prigojine, après sa reddition, jusqu'à ce que le Kremlin confirme le 10 juillet que Poutine l'avait "personnellement rencontré" le 29 juin, cinq jours après la mutinerie. Poutine avait pourtant qualifié Prigojine d'"aventuriste politique" et dénoncé un "putsch militaire" mené par des "traîtres"...  Le porte-parole du président russe a annoncé qu'il avait "proposé des alternatives pour leur travail futur" aux commandants et dirigeants de Wagner. "Au Kremlin, ils ont décidé de tuer politiquement Evgueni Prigojine. Mais il n'ont pas encore décidé de ce qu'ils vont (en faire)", résumait la politologue Tatiana Stanovaya. Aujourd'hui, on sait. Prigojine, qui avait fui en Biélorussie,  a donc pu revenir en Russie pour tenter de récupérer l'argent (ce fut choses faite pour au moins dix milliards de roubles en liquide...) et les armes saisies par les services de sécurité russes. Et, finalement, y mourir.

Poutine dénonçait en Prigojine un"aventuriste politique" coupable d'une tentative de "putsch militaire" mené par des "traîtres" donnant un "coup de poignard dans le dos" des combattants en Ukraine, et promettait que "ceux qui ont choisi la voie de la trahison, du chantage, du terrorisme, seraient punis". Avant d'annoncer finalement que Prigojine ne serait pas poursuivi, ni ses fidèles, et qu'ils pouvaient se replier en Biélorussie, dont le potentat, Loukatchenko, annonçait être prêt à les accueillir. Prigojine, en effet, n'a pas été poursuivi. C'était inutile dès lors que la décision avait sans doute été prise de l'éliminer, lui et ses proches à la tête du Groupe Wagner. Prigojine réclamait la tête du ministre de la Défense, Serguei Choïgou, et du chef d'état.major, Valeri Guerassimov. Poutine a eu la sienne. Il n'avait pas besoin d'éliminer Prigojine. Il en avait seulement une furieuse envie, surtout après que Prigojine ait commis le crime suprême, celui de lèse-majesté, en s'autorisant à dire de l'"opération spéciale" ukrainienne de Poutine qu'elle était à la fois mal conduite, et même illégitime, comme avant elle l'annexion de la Crimée : "un jour, la Russie s'apercevra que la Crimée est ukrainienne",  que l'Ukraine ne menaçait pas la Russie, ne perpétrait pas un "génocide" dans le Donbass, et que son invasion n'était pas un impératif de sécurité nationale mais un objectif de profiteurs de guerre. Tout ce qu'il ne fallait pas dire, en somme.

Les purges, sanglantes ou non, vont continuer. Prigojine n'en était pas la seule cible : mercredi, le général Sourovikine, supposé sympathisant de Prigojine, a été démis de ses fonctions -et on ne sait pas s'il est encore de ce monde. Qui, en Russie, peut arrêter Poutine ? Personne, répondait l'écrivain exilé Dmitri Gloukhovski dans "Le Monde" en octobre dernier. Et on se souvient que le marquis de Custine décrivait, en 1839, la Russie comme "une monarchie absolue tempérée par l'assassinat".

Finalement, c'est Orwell qui résume. Dans 1984, O'Brien explique le projet du parti : "Que voulons-nous ? Le pouvoir pour le pouvoir. (...) Nous sommes différents de tous les oligarchies du passé : nous, nous savons ce que nous faisons. (...) Nous savons que personne ne s'empare du pouvoir avec l'intention d'y renoncer. Le pouvoir n'est pas un moyen, c'est une fin. (...) Le but de la persécution, c'est la persécution. Le but de la torture, c'est la torture. Le but du pouvoir, c'est le pouvoir. (...) Le vrai pouvoir, le pouvoir pour lequel il nous faut combattre nuit et jour, n'est pas le pouvoir sur les choses, mais sur les hommes".

Nul ne sait si Poutine a lu Orwell. Mais qui peut nier qu'il applique l'enseignement d'O'Brien ?





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