La passion selon Saint Judas

 Réparer une injustice historique et un déni théologique

Les chrétiens sont entrés, en sortant du carême, dans le temps de la Passion de Jesus, pendant que leurs concitoyens musulmans sont encore dans celui du Ramadan. D'autres que nous gloseront mieux que nous sur cette coïncidence interreligieuse (et le renvoi, forcément, du christianisme et de l'islam à leur commune racine juive). Là, ici, on s’attachera à réparer une injustice historique et un déni théologique. Vers 1978, aux alentours de Minikeh, en Moyenne-Egypte, un document vieux de 1700 ans, le Codex Tchacos, était mis au jour. C'étaient les restes de 32 ou 33 folio, soit 64 ou 66 pages, contenant quatre textes écrits en copte archaïque : une épître de Pierre à Philippe, une Apocalypse de Jacques, un Livre d'Allogène... et surtout, une bombe : l'Evangile de Judas*. C'est de lui dont il est question ici.

*L'évangile de Judas, traduit et commenté par Rodolphe Kasser, Marvin Meyer et Gregor Wurst, Champs classiques, 2006

Le fondateur du christianisme, ce n'est ni Paul, ni Pierre, ni Jean, mais Judas. Sans lui, rien n'advient.

L'Evangile de Judas*, sans doute originellement rédigé en grec et dont seule la traduction copte découverte il y a 46 ans a été préservée,  a sans doute été composé vers le milieu du IIe siècle (la copie copte datant, elle, du IIIe ou du IVe siècle), par des chrétiens gnostiques, pour qui la question fondamentale à laquelle donner réponse n'est pas celle du péché, mais celle de l'ignorance, et pour qui la réponse à l'ignorance n'est pas la foi mais la connaissance.

Le texte se présente comme le compte-rendu de la parole "révélatrice et secrète" faite par Jésus à Judas, trois jours avant la célébration de la Pâques, mais il rend également compte de la parole de Jésus à d'autres disciples, ou à tous ses disciples rassemblés, telle celle-ci  : "En vérité, je vous le dis : nulle génération de ceux qui sont parmi vous ne me connaîtra", ce qui révoque par avance tout Evangile, hors celui de Judas. (il faut comprendre le mot traduit par "génération" comme faisant référence non à une génération biologique, mais à une génération comme une communauté de connaissance).

L'Evangile de Judas n'est pas, contrairement aux Evangiles canoniques, destiné à la foule mais à une élite, à "ceux qui savent" -aux gnostiques. Jésus parle à Judas, et lui parle  contre l'Eglise chrétienne à venir : il prévient que ses prêtres seront des "ministres de l'égarement. Mais lorsque viendra le dernier jour, ils seront couverts de honte". L'Evangile de Judas n'est même pas chrétien, mais, avant l'heure, cathare : le créateur du monde n'est pas le seul et vrai Dieu, omniscient, tout-puissant, mais comme retranché d'un monde passager,  mauvais, appartenant à un royaume de perdition créé par des divinités secondaire.  Et les disciples de Jésus, les chrétiens vénèrent un dieu qui n'est pas le père de Jésus et condamnent le seul homme qui connaissait Jésus et ses secrets : Judas. Les Evangiles canoniques, ceux des disciples reconnus comme tels, sont ceux du parti religieux victorieux. Or il y en a d'autres, d'Evangiles. Celui de Judas, mais aussi les apocryphes et les reniés. Les Evangiles de Pierre, de Philippe, de Judas Thomas (le frère de Jésus), de Marie Madeleine... Tous hors du canon. Certains détruits, dont on ne connaît l'existence qu'indirectement, d'autres perdus, ou oubliés. Mais certains maintenus dans de petits groupes paléo-chrétiens marginaux, et bientôt hérétiques. Et l'un, au moins, retrouvé quasi miraculeusement : celui de Judas. Qui pose une théologie totalement contradictoire de celle qui deviendra le christianisme, qu'il soit romain ou byzantin.

Judas, le plus proche de Jésus de tous les disciples, le plus intime de ses compagnons, connaît sa volonté et reçoit sa promesse : "Toi, tu les surpasseras tous. Car tu sacrifieras l'homme qui me sert d'enveloppe charnelle". Judas est le seul disciple de Jésus qui le comprenne et comprenne ce qu'il est. Il est le seul à qui Jésus transmet sa révélation -les autres disciples en sont encore à vénérer le Dieu de la Torah.  En livrant son Maître, en accomplissant sa volonté, Judas ne le trahit pas, il lui obéit, l'aide à se défaire de son corps et à en libérer la divinité. 
Servir Jésus, c'était le livrer pour qu'il soit exécuté. Sans Judas, pas de Passion, pas de crucifixion, pas de résurrection. Sans Judas, pas de christianisme. Il n'est pas le traître mais l'instrument : il dénonce Jésus parce que Jésus voulait être dénoncé. Parce qu'il voulait quitter ce monde pour regagner sa demeure céleste. Mais Jésus prévient Judas : il sera rejeté par les douze autres apôtres et "maudit par les autres générations"...

Qu'importe : le fondateur du christianisme, ce n'est ni Paul, ni Pierre, ni Jean, mais Judas. Sans lui, rien n'advient. Et comme Bob Dylan le recommande aux croyants (dont nous ne sommes pas) :
"You'll have to décide
Whether Judas Iscariot
Had God on his side"
(Bob Dylan)
(Vous avez à décider si Judas l'Iscariote avait Dieu de son côté)

Joyeuses Pâques, les gens.





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