Sur nos mooonts quand le soleil...
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Quelle Suisse célèbre-t-on aujourd'hui ? la
          Suisse de 1291, qui n'existait pas encore et dont de toute
          façon nous n'aurions pas été ? Celle de 1891, lorsque pour la
          première fois fut célébrée une fête nationale, décidée pour
          qu'un roman national suisse ait son jour annuel ? Celle de
          1993, lorsqu'on en a fait un jour férié officiel ? Celle de
          2024, telle qu'elle est ? Celle d'on ne sait encore quand,
          telle qu'on la voudrait ?  
        
De toute façon, en 1291 on  usait du calendrier
          julien, et pas du grégorien dont on use aujourd'hui. Autrement
          dit, le 1er août 1291 devrait être célébré cette année le 8
          août. Mais que l'on célèbre le 1er ou le 8 août, on ne célèbre
          ni ne célébrera rien, sinon la décision de célébrer : il ne
          s'est rien passé sur le Grütli le 1er août 1291, aucun pacte
          n'y a été passé et moins encore signé , aucune Confédération
          n'y a été créée, aucune indépendance scellée (on est dans le
          Saint Empire et on  y reste jusqu'au XVIIe siècle...). On est
          dans le mythe, même pas fondateur. Et alors ? Alors peu
          importe : les fêtes nationales ne sont pas des commémorations
          historiques mais des rendez-vous politiques. Des
          commémorations de commémorations. La Révolution française ne
          s'est pas déclenchée le 14 juillet 1789 et si ce jour est
          celui de la Fête nationale française, ce n'est pas pour
          commémorer la prise de la Bastille, mais la Fête de la
          Fédération, l'année suivante. 
        
Nous n'avons donc rien à commémorer aujourd'hui,
          sinon la décision de faire de ce jour celui d'une fête
          nationale. Parce que la Suisse, comme tout Etat, doit avoir
          une fête nationale, ça va avec le drapeau et l'hymne national.
          Pourquoi pas, après tout ? C'est quelque chose comme la part
          maudite de l'économie : une part maudite de la constitution
          d'une nation. On fait avec, comme tout le monde. Et puis quoi
          ? Et puis rien, juste que c'est beau, un feu, sur le Grütli ou dans un parc genevois, peu importe, quand il ne brûle personne. Et qu'ils sont
          attendrissants, les gosses avec leurs lampions. Et qu'elle est
          bien mélangée  l'assistance d'une fête
          du Premier août dans une ville comme Genève, bien diverse, bien multiculturelle, bien
          multiethnique, multi-tout ce que détestent ceux qui n'aiment
          que ce qui leur ressemble. Encore un peu, et on le verrait à
          la ressemblance d'une cérémonie d'ouverture de Jeux Olympiques
          à Paris. Presque. Manque plus qu'une scène parodiant la
          parodie d'une Cène, ou trois Suisses queers ne levant pas
          trois doigts, mais seulement le majeur à la face du monde...
          Ou Philippe Katerine en Guillaume Tell.
        
La Suisse n'est pas telle qu'on la croit, et qu'elle même se croyait et veut encore se croire
La Suisse, donc, commémore aujourd'hui sa
          décision de se commémorer. Elle ne commémore rien d'autre
          qu'elle-même, ou plutôt l'idée qu'elle s'en fait. Or elle n'est pas telle qu'on la croit, et qu'elle même se
          croyait et veut encore se croire : pas plus qu'elle ait jamais
          été neutre, elle n'est pas ce pays qui trait sa vache et vit
          paisiblement, ce pays d'un consensus permanent,  mais un pays
          tramé de conflits, d'oppositions, de contradictions, dont les
          instruments de démocratie directe (qui n'excluent d'ailleurs
          pas la démocratie représentative : il y a un parlement
          fédéral, 23 parlements cantonaux et des milliers de conseils
          municipaux) sont aussi des instruments de résolution. Et le
          consensus n'est jamais un absolu : il porte sur le débat, ses
          moyens et ses méthodes, pas sur le résultat du débat (le vote
          populaire). Le consensus n'est pas une négation de la
          contradiction, il en est une tentative de synthèse. Comme le
          Premier Août justement. Tentons-donc de la décrire, cette
          synthèse. Et de la décrire à partir de ses instruments les
          plus exemplaires : les instruments de la démocratie
          semi-directe (le référendum et l'initiative). Si on peut
          considérer qu'ils puisent dans la tradition des
          Landsgemeinden, ils ne sont pas si anciens qu'on croit : la
          première constitution de la Suisse moderne (celle de 1848) ne
          les intègre pas plus que les précédentes (celles de la
          République Helvétique, celle de l'Acte de Médiation et celle
          de la Restauration),  sauf pour l'initiative
          constitutionnelle. Mais la République de Genève, avait intégré
          le référendum, populaire, et même l'initiative législative, en
          1795 déjà, dans sa constitution -la première et la dernière,
          la seule et l'unique de la République indépendante :
          "l'assemblée des citoyens se donne le droit exclusif
          d'approuver, de rejeter, de modifier, d'interpréter ou
          d'abroger les lois et édits". C'est du Rousseau pur jus : pour
          Jean-Jacques, en effet, une loi que le peuple n'avait pas
          approuvée n'est pas une loi. : "La
            souveraineté ne peut être représentée, par la même raison
            qu'elle ne peut être aliénée; elle consiste essentiellement
            dans la volonté générale, et la volonté ne se représente
            point : elle est la même ou elle est autre : il n'y a point
            de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent
            être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires;
            ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que
            le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est
            pas une loi". Populiste, donc, Rousseau ? Populiste,
          oui, au strict sens du terme, comme l'étaient les
          révolutionnaires russes du XIXe inventeurs du mot (narodniki)
          et du concept...
          
Certes, il n'y a pas loin du populisme à la démagogie -mais c'est parce qu'il n'y a pas loin non plus de la démagogie à la démocratie. Pour l'historien Philippe Lafargue, la démagogie "sera toujours la (vilaine) fille de la démocratie", les Athéniens ayant inventé les deux en même temps il y a 2000 ans, la première comme forme de gouvernement, la seconde comme méthode d'y obtenir le soutien nécessaire de la plèbe, quitte, comme Diogène le maugréait, à s'en faire "les valets" (Aristote dénonçant, lui, le risque de voir émerger des tyrans démagogues). Le démagogue c'est, littéralement, celui qui conduit (ago) le peuple (demos), que ce peuple soit l'ensemble des citoyens, le corps électoral actif, toujours minoritaire, ou le corps social dans son ensemble, y compris la masse des sans-droits politiques (à Athènes, les jeunes, les femmes, les esclaves, les pauvres, les étrangers), à qui d'ailleurs les démagogues promettent parfois d'accorder ces droits, quand Platon prônait au contraire une République gouvernée par une élite intellectuelle. Autoproclamée, définie comme telle par elle-même, forcément.
Reste qu'il n'y a pas de démocratie sans
          démagogie, ni ne démagogie sans que l'on reconnaisse les
          citoyens (et plus tardivement les citoyennes) comme une source
          de légitimité. 
        
On en est là. Mais on n'est pas obligés d'y rester.



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