Laisser crever la presse écrite ?

La démocratie, ça coûte

Le 29 novembre, la "Tribune de Genève" (que son rédacteur en chef venait de quitter, comme d'ailleurs celui de 24 Heures) n'avait plus que vingt pages (contre 24 pour "Le Courrier", soit dit, innocemment, en passant)... Et TX Group, propriétaire de Tamedia, éditeur de la "Tribune de Genève", annonçait que l'année prochaine, les dividendes de ses actionnaires (qui en touchent déjà pour des dizaines de millions de francs) allaient doubler. Moins de pages, moins de journalistes, moins d'indépendance, moins de contenu... mais plus de dividendes. Et ne dites pas que c'est contradictoire, ce ne l'est pas. C'est même logique. Mécanique. Pour faire des profits avec la presse, il faut tuer la presse. Parce que la presse, ça coûte cher, ça exige des investissements importants, avec un retour sur un terme trop long pour calmer l'impatience des investisseurs. Et donc, la presse est en train de crever. Et ne perdez pas de temps à dire à ceux qui la font crever, ou la laissent crever, que la presse est un instrument de la démocratie : la démocratie non plus n'est pas rentable. Et la critique sociale encore moins.

On aura en Suisse la diversité médiatique qu'on mérite

Depuis les coups de massue balancés par Tamedia sur ses propres titres (et ça n'est pas fini), on s'inquiète du destin de la presse écrite, ou en fait mine, même dans des milieux qui avaient coutume de la considérer comme une marchandise comparable à n'importe quelle autre. Et on se dit prêt à l'aider. Matériellement. Mais l'aide directe restant un solide tabou, nimbé de quelques prétextes principiels, on se reporte le plus souvent sur des propositions d'aide indirecte. Pourtant, c'est bien d'une aide directe dont il doit désormais être question, et pas seulement d'une aide indirecte du genre de celle débattue au parlement fédéral et qui vise à aider la presse à être diffusée par la Poste. Mais dont le Conseil national, sur proposition du PLR, veut faire payer l'augmentation de quinze millions par une suppression de l'aide, toujours indirecte, de vingt millions à la presse associative.

Une aide directe, en revanche, est proposée à Genève par les socialistes, qui ont déposé au Grand Conseil un projet de loi visant à apporter une aide financière aux media existants et à venir, grâce à une fondation dotée en capital par l'Etat (à raison de dix millions) et dotée d'un conseil nommé pour un tiers par le gouvernement, pour un tiers par les associations de journalistes et d'un tiers d'habitants du canton. Seuls les media généralistes, produisant au minimum 75 % de rédactionnel dans leur espace, et ne versant aucun dividende à des actionnaires ou des propriétaire en bénéficieraient. Ce qui exclut la "Tribune de Genève" tant qu'elle fera partie du groupe Tamedia (qui distribue des dizaines de millions à ses actionnaires et étouffe ce titre mais ne veut pas le vendre) mais pas le "Courrier" ou le "Temps". Ni un titre nouveau. Il conviendra aussi de garantir l'indépendance rédactionnelle des titres aidés -et on dit bien l'indépendance, pas la neutralité.

Cette proposition socialiste ne pouvait, évidemment, être saluée d'un soutien unanime -ni au sein des milieux politiques, ni au sein des milieux de la presse aux-mêmes. D'aucuns profèrent d'ailleurs déjà l'oraison  funèbre de la presse écrite : "La presse écrite est en voie de disparition, ce n'est qu'une question de quelques années", annonce le propriétaire de GHI. Or si la presse écrite, vieille de 400 ans, est menacée, elle ne l'est pas par la technologie, la toile, les réseaux, elle l'est par la concentration du capital, la recherche obsessionnelle de la  maximisation des profits. L'information est une marchandise, la diversité de la presse une dispersion dommageable, l'analyse critique une perte de temps, la vérification des informations et la contradiction des "fake news" fait planer le risque de perdre des clients et des annonceurs.

Les media ne se remplacent pas, mais s'ajoutent. On a pas cessé de dessiner quand on a appris à écrire, on n'a pas cessé d'écrire à la main quand on a pu commencer à imprimer (ou à taper à la machine), on n'a pas cessé d'écrire quand on a commencé à écouter la radio, on n'a pas cessé d'écouter la radio quand on a commencé à regarder la télé et on n'a pas cessé de regarder la télé quand on a commencé à surfer sur la toile. Et on n'a pas cessé de lire des journaux quand "La Suisse", le "journal de Genève" ou la "Voix Ouvrière" ont disparu. Aujourd'hui, dans nos pays, on fait tout à la fois : lire, écouter, regarder.... Encore faut-il qu'on ait accès à quelque chose qui mérite d'être lu, écouté, regardé.

Il y a deux semaines, Tamedia annonçait qu'au motif, ou au prétexte, d'"accélérer la croissance de la marque numérique "24 heures" et de professionnaliser davantage la gestion des marques", il était créé un poste de "Brand Business Manager" pour toutes les "marques" romandes (il n'y a plus de journaux, il n'y a plus que des marques. Comme Hackle ou Kukident. Et le rédacteur en chef de 24 Heures devient rédacteur en chef d'une rédaction commune à 24 Heures, la Tribune de Genève, le Matin Dimanche et Femina.

On aura en Suisse la diversité médiatique qu'on mérite. Et pour laquelle on acceptera de payer.


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