Dix ans après, ce que nous rappelle le massacre de "Charlie Hebdo"

Semper liberi

"La France est un paradis, c'est le seul pays où il peut y avoir un Charlie Hebdo", lança un jour George Wolinski à Cabu. Elle était donc aussi le seul pays où l'on pouvait massacrer un Charlie Hebdo pour des dessins, et où Charlie Hebdo (mais ni Wolinski, ni Cabu, ni Elsa Cayat, ni Tignous, ni Bernard Maris, ni Simon Fieschi, ni Mustapha Ourrad)  pouvait renaître de ce massacre. A quoi cela tient-il ? A l'histoire, sans doute. A la culture, surtout. A la politique, un peu. Et au culte de la liberté d'expression, et à la pratique, peut-être à l'amour, de la polémique, aussi. Hier, on commémorait le massacre de "Charlie Hebdo". Hier, Jean-Marie Le Pen est mort. Faites de cette coïncidence ce que vous voudrez. Ou n'en faites rien. Mais comme "Charlie", restez libres de rire de tout et de tous. Même des dieux, de leurs prophètes et de la mort. Même, ou surtout.

Comme le "mais" qui suit "je ne suis pas raciste", le "mais" qui suit "je soutiens la liberté d'expression" est une tartufferie

Que reste-t-il de l'extraordinaire mobilisation d'il y a dix ans (on parle bien ici de la mobilisation populaire, des quatre millions de personne défilant en France en se disant elles-mêmes "Charlie", pas du défilé des chefs d'Etat et de gouvernement) après le massacre de "Charlie Hebdo" ? Qui est encore Charlie, de toutes celles et tous ceux qui brandissaient l'affichette "Je suis Charlie" ?

On a jamais autant lu ou relu Voltaire qu'après le 7 janvier 2015. Il semblait alors qu'on avait, enfin, compris que la preuve définitive de l'inexistence de Dieu, c'est le meurtre au nom de Dieu. Que l'injure définitive faite à un prophète, c'est s'ériger en son vengeur. Que  le plus grand hommage que l'on puisse faire à la liberté, c'est vouloir l'éteindre. Que sacraliser un homme, un livre, un message, c'est le dévaluer. Et que tuer cet homme ou brûler ce livre parce qu'on déteste son message, ce n'est pas tuer ce message, c'est seulement tuer un homme ou brûler un livre, parce qu'on n'est pas capable de leur répondre autrement. "Une image n'est rien d'autre qu'une image. Cela pourrait sembler évident depuis le fameux "ceci n'est pas une pipe" de Magritte. Pour le faire comprendre aux islamistes, faudrait-il écrire "Ceci n'est pas un prophète" sous chaque dessin de "Charlie" ?, écrivait Antonio Fischetti, dans "Charlie", précisément, le 25 février 2015... Serait-ce d'ailleurs un prophète, ou un dieu, que cela ne changerait rien : le droit au blasphème est contenu dans la liberté d'expression -et s'il ne devait pas y être, elle-même ne serait qu'une liberté amputée. Et puis, quelle expression religieuse n'est pas blasphématoire d'une autre religion ? Les chrétiens faisant de Jesus l'une des manifestations de Dieu ne blasphèment-ils pas, d'un point de vue juif ou musulman ? Et les musulmans pour qui Jesus n'est qu'un prophète, et les juifs pour qui il n'est qu'un faux prophète, ne blasphèment-ils pas, d'un point de vue chrétien ? Pour interdire le blasphème, il faudrait interdire toute expression religieuse spécifique...

Le psychanalyste Gérard Bonnet explique que "l'interdit de quelque chose sacralise cette chose"... Et ce qui vaut pour une image dessinée ou peinte vaut aussi pour un sketch, un film... Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1988, le cinéma Espace Saint-Michel est incendié par des chrétiens fondamentalistes cherchant à faire interdire le film qu'on y projetait, "La dernière tentation du Christ" de Scorcese, dont les cardinaux Lustiger et Decourtray demandaient aussi l'interdiction -sans l'avoir vu. D'autres dévots chrétiens s'en étaient auparavant, pris à "La Religieuse" de Rivette, en 1966 et à "Je vous salue, Marie" de Godard en 1985. Ces cabales de dévots, qui au moins ne tuent plus, ont contribué à ce que l'ancienne accusation de blasphème (autrement dit : l'insulte à Dieu, ce qui ne peut être considéré comme un délit ou un crime dans une société laïque) laisse place à l'accusation d'"atteinte à la sensibilité religieuse" de croyants, au prétexte que ceux-ci ne se distinguant pas de leurs croyances se sentent insultés quand ils considèrent qu'on insulte leur croyance, comme si eux-mêmes n'existaient, n'avaient de droits, de personnalité, d'individualité, d'identité que par elles.

La décapitation de Samuel Paty, coupable d'avoir utilisé les caricatures du Prophète de l'Islam pour illustrer un cours sur la liberté d'expression (son assassinat illustrant aussi l'incapacité de certains de comprendre même le concept de liberté d'expression -et donc la liberté de blasphémer) n'avait pas seulement suscité une vague d'indignation, d'un côté, et de francophobie de l'autre (notamment en Turquie, et de la part même du sultan), elle avait aussi été commentée sur un mode quasiment munichois par une bonne partie de la presse américaine (et anglaise) supposée être de "référence", avec une sorte de chœur piteux à l'unisson du renvoi de la responsabilité de l'assassinat à sa victime et de la tentative de donner à l'assassin (et à ceux qui ensuite ont chanté ses louanges) la circonstance atténuante d'avoir été "provoqué" par l'assassiné et par la conception française de la laïcité et de la liberté d'expression. Le "New York Times" considérait que "des questions sont soulevées quand à l'utilisation de M. Patry des caricatures de Mahomet en classe. Le "Washington Post", sur le même ton, écrivait que "la décision de Paty de montrer ces dessins à des adolescents a fait sourciller", NBC insistait sur le fait que Samuel Paty avait été "averti de ne pas montrer des images du prophète Mahomet" -or il n'avait pas été averti, il a en revanche été menacé après les avoir montré, et après avoir autorisé les élèves qui refusaient de les voir à quitter la classe". Et le Post de considérer que la laïcité française "favorise l'islamophobie". Quant à la BBC, elle insistait sur le fait qu'un "nombre croissant de personnes pensent que les lois françaises sur la laïcité et la liberté d'expression doivent changer" -pour "modérer" la laïcité et réduire la liberté d'expression quand elle porte sur les religions. Comment en effet ceux (et celles) qui sacralisent LE Livre peuvent-ils (et elles) s'accomoder de la liberté d'en écrire d'autres, et, pire, d'en écrire qui le contestent, CE Livre ? Comment s’accommoder des romans quand tout ce qu'il y a à écrire et à lire est contenu dans la Bible ou le Coran ? Dans ses "Versets sataniques", Salman Rushdie fait dire au prophète Mahound : "il y a deux sortes de livres : ceux qui sont conformes au Coran et ceux qui ne le sont pas. Les seconds doivent être détruits, car ils contreviennent à la Parole de Dieu. Mais les premiers doivent également être disparaître, puisque ce qu'ils contiennent se trouve déjà dans le Coran". Lorsque les "Versets sataniques" valurent à Rushdie d'être condamné à mort par une fatwa de Khomeiny, l'"Osservatore Romano", qui dit la parole du Vatican et de l'Eglise catholique, avait cru bon d'exprimer sa "solidarité envers ceux qui se sont sentis blessés dans leur dignité de croyant". Restons-en là, et tirons la chasse.

La liberté d'expression (qui contient celles de parler, d'écrire, de dessiner...), ce n'est pas, pour qui la défend, l'obligation d'adhérer à ce qui s'exprime. C'est seulement -mais c'est immense- défendre le droit de l'exprimer.  C'est ce droit que remet en cause depuis dix ans, plus sournoisement que n'étaient capables de le faire les assassins de 2015, ces censeurs définitifs, et bien plus sournoisement que l'Etat lui-même, ce grand censeur historique qui mobilise ses policiers pour protéger les journalistes les plus critiques, la censure par l'autocensure, quand des propriétaires de journaux, des directeurs de publication, des rédacteurs en chef interdisent ou empêchent la publication d'un dessin parce qu'il pourrait "choquer" des lecteurs (ou, pire, des annonceurs...), quand des dessinateurs refont leurs dessins, quand la dessinatrice du "Washington Post" quitte le journal parce qu'il avait refusé de publier un dessin se moquant de la trumpisation du quotidien...

Il y a deux libertés, l'une fondamentale, l'autre instrumentale. La liberté fondamentale, ontologique, c'est la liberté de conscience. Je pense ce que je veux (ou ce que je peux, ce que mes passions me laissent ou me font penser), ça ne regarde personne tant que ça ne sort pas de mes synapses. Pourrait-elle le faire (elle ne le peut pas encore), la loi n'a pas à faire le tri de ce qu'elle m'autoriserait ou m'interdirait à penser, si elle peut faire le tri de ce qu'elle m'autorise à dire ou à publier -à moi, ensuite, de décider de me soumettre à ce tri. Ce que je pense ne relève que de ma souveraineté. Et ce que je dis ou écris ou dessine, de ma liberté. Et quand ça sort de moi, quand ça se publie, ce n'est plus à la liberté de conscience que ça renvoie, mais à la liberté d'expression, de presse, de publication... à une liberté instrumentale, forcément limitée par la loi, même dans les régimes les plus "libéraux... mais ce qui la fait instrumentale et non pas fondamentale, c'est que ce n'est que la loi de l'Etat -ou en son absence, de la société, et cela renvoie encore à une liberté fondamentale : celle de toujours pouvoir choisir de faire ou de ne pas faire ce que la loi nous impose ou ce qu'elle nous interdit : on parle de lois humaines, sociales, pas de lois naturelles et face à la loi de la société ou de l'Etat, je décide toujours de la respecter ou non. Dès lors, ce qui guide le choix du respect ou non de la loi, ce n'est plus qu'une évaluation du coût de son irrespect, et de l'avantage de son respect. Et de la manière dont on organise le rapport entre ce qui nous constitue, personnellement, et ce qui constitue la société dans laquelle le hasard nous a jeté. La liberté d'expression n'a donc pas de limite -il n'y a de limites qu'à l'expression légale, et de cette limite, on fait ce qu'on veut.

Ce qui reste du carnage de "Charlie Hebdo" et des dix ans qui l'ont suivi, c'est que, même instrumentale, la liberté d'expression par les mots ou les dessins, ou par tout autre moyen, ne peut supporter aucune restriction a priori sans être niée. Et que, comme le "mais" qui suit "je ne suis pas raciste" signale le racisme, le "mais" qui suit "je soutiens la liberté d'expression" n'est pas une restriction mais une négation, une fin de phrase qui annule son début. Une tartufferie. Un "oui mais" qui n'est qu'un "oui" de merde.




Commentaires

  1. Je suis 100% pour la liberté d’expression. Ce n’est jamais bon signe quand la censure veut la restreindre.
    Certaines caricatures ne manquent pas d’humour, d’autres ne brillent guère par leur bon goût. Porter le droit de blasphémer au pinacle de la liberté d’expression me paraît légèrement exagéré ; cà me semble surtout être un bon prétexte sur lequel s‘appuie les laïcards de tout poil pour s’adonner à cœur joie dans la critique des religions. Je dois bien reconnaître que les motifs ne manquent pas et que souvent, elles le méritent bien.

    Cette farouche liberté d’expression défendue par la gauche et l’extrême gauche perd singulièrement de tonus lorsqu’elle arrive au pouvoir. Cette liberté d’expression tant chérie est assez vite remplacée par la PRAVDA, la vérité du parti et là plus question de critiquer la ligne du pouvoir.

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