Votes de la Ville, des villes et de la « campagne » : « Zonage » politique



En survolant les résultats détaillés des élections cantonales genevoises, on constate la reproductions des différences habituelles entre le vote de la ville-centre, celui des villes périphériques et celui des communes « rurbaines » (celles qui furent rurales et ne le sont plus). Ainsi, la Ville aurait élu les trois candidats de gauche et n'aurait pas élu le candidat MCG, qui a fait un meilleur résultat dans la couronne urbaine et dans la « campagne » qu'en Ville. Rien de nouveau sous le soleil politique, à Genève : la Ville vote plus à gauche que le canton, les « grandes communes » (les autres villes) évoluent vers un bipartisme PS-MCG, et la « campagne » est à la droite bourgeoise (l'« Entente »). Mais au-delà de ces différences de prononcement politique selon le lieu d'habitat, de ce «zonage politique», l'épisode permet de se (re)poser la question de la place politique des villes dans ce pays, et même dans ce canton profondément urbain (jusqu'à ce qu'on considère comme sa « campagne »)...

La ville résiste, mais la ville s'ignore

C'est une ville, qui a élu son gouvernement, dimanche. Une ville dont la Ville est le centre (puisqu'à Genève, lorsqu'on met une majuscule à Ville on évoque la commune, la minuscule pouvant ici évoquer une réalité urbaine débordant de beaucoup les limites de cette commune), et dont ce centre a voté différemment du reste du canton. Or il se trouve que cette ville plus grande que la Ville, ce canton qui a élu son gouvernement, s'ignore ou se refuse, comme ville, en cela ibien plus suisse que lui-même admet l'être...

«  La Suisse est une Hanse qui a réussi », résume le géographe Jacques Lévy : un réseau de villes, « une société urbaine, combinaison entre un réseau de petites principautés et des villes« ». Pour contrebalancer le poids des villes, qui fut déterminant dans la construction de la Suisse moderne (les deux révolutions qui l'ont constituée, la jacobine de 1798 et la radicale de 1848, sont nées des villes), on a renforcé les cantons, des «  républiques confettis » dont les limites ne correspondent plus à rien dans la réalité du territoire, ni dans celle de la fourniture des services et des infrastructures nécessaires, ce qui permet à des habitants d'un canton de bénéficier des prestations d'une ville du canton voisin, sans en avoir à payer le prix fiscal : c'est ainsi que les Zougois vivent aux crochets des Zurichois, et qu'une population aisée réparties dans les couronnes résidentielles des « grandes » villes bénéficient de ce qu'elles offrent, et que paient leurs habitants, sans y contribuer -sauf quand le système fiscal, comme à Genève, ne se limite pas à l'imposition au lieu de domicile mais y ajoute une imposition au lieu de travail -que la droite genevoise veut d'ailleurs abolir... Les anciens espaces ruraux, désormais peuplés essentiellement d'urbains fuyant les villes centre, mais ne renonçant à aucun des avantages qu'elles leur procuraient, et équipant leurs nouveaux lieux de vie comme s'ils étaient (et de fait, ils le deviennent) des quartiers de la ville, n'ont en réalité plus grand chose de rural. Lorsqu'y résonnent encore le bruit des cloches du bétail, les nouveaux résidents portent plainte, et le combat politique de ces communes se réduit le plus souvent à dresser autour d'elles des barrières les protégeant de l'urbanisation -et d'une nouvelle population, de nouveaux besoins, de nouvelles exigences.

La Suisse se rêve comme village et n'aime toujours pas ses villes (même Genève célèbre sa « campagne » et dorlote son enceinte verte...) Elle devrait pourtant admettre que le choix se fait entre renforcer les villes existantes, ou faire de tout le plateau et d'une bonne partie du Jura et des préalpes, une vaste zone urbaine où se concentrera 90 % de la population du pays. Le pays des Suisses change sans que les Suisses l'admettent : on est passé d'un pays de petites villes au milieu d'une grande campagne de plaine ou de montagne à un pays de villes encerclant des campagnes en partie protégées, et pour leur partie non protégée, grignotées par les villes : des espaces verts d'une « hyperville » gaspillant l'espace disponible pour l'habitat.

Politiquement même, le « zonage » entre villes-centres, couronne urbaine et périphérie rurbaine, a sa traduction. Pour résumer : les villes centre, comme Genève, peuplées de locataires se déplaçant en transports publics, votent à gauche (ce sont les « idéopoles », à l'électorat actif largement formé de classes moyennes supérieures à haut niveau de formation) , leurs couronnes résidentielles (les anciennes communes rurales du canton de Genève) peuplées de propriétaires se déplaçant en bagnole (la part des ménages suisses qui dispose d'au moins deux véhicules automobiles est passée de 17 à 31 % entre 1984 et 2005) votent à droite, et entre les deux, les villes «périphériques» comme Vernier, voisines des communes-centre, accueillant une population importante issue de l'immigration, votent à gauche et à l'extrême-droite, la droite traditionnelle y étant exsangue.

Cela étant, dire de la Suisse qu'elle est désormais une « société urbaine » ne signifie pas que les villes elles-mêmes se soient dissoutes dans cette urbanisation globale : la ville est autre chose que les fonctions instrumentales qu'elle rassemble :  elle a des qualités et des défauts, des spécificités, des opportunités qu'elle est seule à offrir et à concentrer. Elle est seule aussi à permettre la multiplicité, dans un seul lieu, des rôles sociaux et des états personnels. Seule à accepter que l'on vive « différemment », et, par exemple, à ne pas forcément considérer la solitude comme le signe d'une maladie mentale ou sociale. Les évènements qui s'y déroulent, leur succès populaire (la «  fête de la musique » à Genève, par exemple), la «gentrification» même des anciens quartiers populaires en témoignent : la ville est autre chose, et bien plus, que le centre d'une zone urbaine. Et c'est sans doute pour cela qu'elle inquiète autant qu'elle séduit. Et sans doute pour cela aussi qu'elles résistent, mieux que leurs « couronnes », à l'extrême-droite.
Encore faut-il être capable d'utiliser cette résistance politique aux vents mauvais... Car si la ville résiste, la ville s'ignore encore comme ville. Peut-être la clef d'une reconquête politique de sa périphérie réside-t-elle dans le dépassement de cette ignorance -d'autant qu'elle est souvent volontaire...

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