Election présidentielle algérienne : Boutef, mort ou vif

Aujourd'hui, l'Algérie élit son président. Et il n'est besoin ni de sondages, ni d'une boule de cristal pour préciser : aujourd'hui, l'Algérie réélit son président. Pour la troisième fois. Ce président est, et sera, Abdelaziz Bouteflika, 77 ans, candidat invisible pendant une campagne électorale qui n'en fut pas une tant le jeu politique algérien est verrouillé, président depuis 1999, déjà réélu deux fois, gravement atteint dans sa santé mais présenté à sa propre succession par un régime que l'affaiblissement même de son candidat arrange. Parce qu'il permet aux hommes de l'ombre, ceux de son clan et ceux de l'appareil politico-militaro-policier, de gouverner réellement à sa place. Abdelaziz Bouteflika sera réélu. Mort ou vif. Et le système de pouvoir algérien tiendra encore le temps du président qu'il a mis et maintenu au pouvoir, et de ses contemporains. Mais ce temps est compté. Et la jeunesse algérienne nombreuse, et impatiente.

« ... ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent...» (Kateb Yacine, Nedjma)


Le paradoxe algérien est celui d'un pays riche au peuple pauvre. Car l'Algérie est riche -de son pétrole et de la rente qu'elle en tire, ou qu'en tirent ceux qui la gouvernent, et dont ils redistribuent une partie pour calmer le jeu social lorsque la colère populaire menace de monter trop haut : alors tombent les subventions et se renforcent les transferts sociaux (pour atteindre un salaire moyen mensuel de 300 euros). Mais les enjeux sont bien plus importants que ceux de cette gestion préventive des troubles sociaux, sans autre projet que, précisément, cette prévention. Ces enjeux colossaux sont démographiques (le pays comptera 50 millions d'habitants dans dix ans), économiques (l'Algérie n'exporte quasiment que des hydrocarbures, importe tout le reste, n'est même pas autosuffisante alimentairement, l'économie «informelle» représente le tiers de l'économie nationale), sociaux (les systèmes de santé et scolaire sont défaillants, le taux de chômage officiel atteint 30 %, le taux de chômage réel sans doute 50 %), culturels (la revendication berbère n'a toujours pas été satisfaite) et, enfin, politique (le champ politique, verrouillé depuis l'indépendance, ne laisse aucune place à une véritable alternative démocratique).

Installé a la présidence parce que l'on attendait de lui qu'il permette la sortie des « années noires » du terrorisme islamiste et du terrorisme d'Etat,  sans que cette sortie ne remette en cause les logiques du système (ce fut tout le projet de la «réconciliation nationale »), Bouteflika fut, sans en être véritablement le chef,  la personnification de ce système, l'incarnation de la génération qui, arrivée au pouvoir à l'indépendance, s'y est incrustée, confisquant la libération et l'indépendance -une génération et un régime dont, plus que Bouteflika,  l'invisible général « Toufik » Médiène, 75 ans, chef des services secrets (le DRS, ex Sécurité Militaire) est le grand marionnettiste. Le régime algérien n'aurait même pas besoin de bourrer les urnes et de trafiquer les résultats pour assurer la réélection du président sortant. Il les bourra et les trafiquera probablement tout de même -on ne se débarrasse pas si facilement de cinquante ans d'automatismes politiques. Pour autant, la société algérienne, qui n'attend plus grand chose, sinon plus rien du tout, d'un système politique qu'elle ne reconnaît plus comme sien, ne se résigne pas à le voir perdurer: la contestation est partout, mais hors du cadre donné par des institutions obsolètes et verrouillées.

L'Algérie a traversé le « printemps arabe » sans que le pouvoir en place depuis cinquante ans soit menacé. Le souvenir de la « décennie noire » qui suivit la brève tentative de démocratisation de 1989-1991, lorsqu'après des élections perdues par le parti au pouvoir et remportées par le Front islamique du salut, l'armée interrompit le processus électoral et que les vainqueurs islamistes des élections crurent possible d'être ceux d'une guerre civile, ce souvenir a lourdement pesé sur la société algérienne : tout, sauf revivre ces années qui firent 200'000 morts entre terrorisme et contre-terrorisme, forces de sécurité, groupes islamistes armés et milices anti-islamistes tout aussi armées. Ce temps est présent dans les mémoires, mais cette mémoire ne retient plus la volonté de changement. Un mouvement citoyen prenant pour nom le slogan Barakat ! (ça suffit !) prône aujourd'hui en Algérie un projet de «restauration de la citoyenneté». Il est diffamé, réprimé, exclu des media, mais il exprime, avec d'autres mouvements sociaux (dont les syndicats autonomes)  cette évidence, que la société algérienne vaut mieux que les pouvoirs qui pèsent sur elle depuis des décennies, que cette société est déjà démocratique, déjà pluraliste, déjà émancipée de ces « âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle », qu'évoque un personnage du Nedjma de Kateb Yacine.

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